À l’occasion des 50 ans du droit de vote des femmes en Suisse, le journal Spectrum vous propose de revenir sur l’histoire du féminisme en Suisse et de réfléchir à une lutte qui est encore loin d’être achevée.

Ça y est. Cela fait 50 ans que les femmes peuvent voter en Suisse. 50 ans, cela paraît long mais, en réalité, c’est très peu. Voici par exemple une liste de différents objets qui ont été inventés ou découverts avant que les femmes n’aient pu voter en Suisse : le rasoir électrique (1928), le microscope électronique (1931), la photocopieuse (1938), l’avion à réaction (1946), le micro-onde (1952), l’écran plasma (1964), la mini-jupe (1967) ou encore la souris d’ordinateur (1970). Ça en fait des choses découvertes et inventées avant d’avoir réalisé que la politique devait être ouverte aux femmes en Suisse ! Ainsi, les femmes ont pu jouer au Monopoly (inventé en 1933) avant d’avoir le droit de prendre part à la politique ou même d’ouvrir un compte en banque. D’autant que la Suisse est l’un des derniers pays du continent européen à avoir accordé le droit de vote aux femmes, le premier pays étant la Finlande (1906) et nos voisins les plus proches ayant agi bien avant nous (Autriche, 1918 ; Allemagne, 1918 ; France, 1944 ; Italie, 1945). Pour l’occasion de ce cinquantième anniversaire, Spectrum a donc décidé de retracer brièvement l’histoire du féminisme suisse [1] depuis la fin de la première guerre mondiale.

Images tirées du livre Mieux qu’un rêve, une grève, Edition d’En Bas, 1991. Grève du 14 juin 1991.

À la fin de la première guerre mondiale, certains pays européens instituent le suffrage féminin, la Suisse refusant cependant de suivre ce mouvement. Exclues de la vie politique, les associations féminines s’intéressent alors, dans les années 1920, à la formation en économie domestique et à la vie professionnelle. Progressivement, ces organisations développent des contacts plus étroits avec les autorités. La crise économique des années 1930 et la menace grandissante du fascisme provoque toutefois la montée d’un conservatisme social peu enclin aux revendications féminines.

Pendant la seconde guerre mondiale, les organisations féminines participent activement à l’économie de guerre, mais elles ne parviennent pas à obtenir le droit de participer au système politique suisse malgré les revendications grandissantes. À la sortie de la guerre, le mouvement féministe n’ose pas revendiquer l’égalité politique et les femmes agissent alors comme des citoyennes modèles exerçant des métiers dits féminins dans l’espoir d’être récompensées de leurs droits. Dans le climat conservateur de la guerre froide des années 1950, les revendications féministes se font rare et l’image de la mère et de la ménagère active devient un modèle prédominant. Cette stratégie polie n’est remise en cause qu’avec l’émergence du nouveau mouvement féministe.

Le nouveau mouvement féministe suisse naît en 1968 dans la foulée du mouvement de la jeunesse estudiantine. Influencé par les pays voisins, il se veut opposé à l’ancien courant stagnant et à la gauche alors dominée par des hommes. Vers la fin de 1968, des femmes se réunissent à Zurich sous l’appellation Frauenbe freiungsbewegung (FBB), bien décidées à réagir à l’oppression quotidienne dont la gauche prétend qu’elle se résoudra d’elle-même lorsque le capitalisme bourgeois aura été abattu. Sous cette nouvelle impulsion, d’autres villes voient la création de mouvements similaires : en Suisse romande, le Mouvement de libération des femmes (MLF) et au Tessin le Movimento Femminista Ticinese (MFT). Le débat s’embrase alors rapidement, ces jeunes collectifs médiatiquement plus visibles attaquant la division sexuelle du travail, les inégalités salariales, l’impossibilité d’accéder à des formations et le travail ménager non-rémunéré. Le 7 février 1971, les Suisses acceptent en votation le suffrage féminin par 65,7 % des votants, soit la proportion inverse à la même votation de 1959 (refusée à 2 contre 1).

Crédits : photo d’archive, Keystone. Campagne pour la votation du 7 février 1971.

En 1972, un centre d’information et de consultation pour les femmes (INFRA) est fondé à Zurich, rapidement suivi par les autres grandes villes de Suisse. Vers la fin des années 1970, le mouvement désire alors mettre l’accent sur l’histoire oubliée des femmes, la culture et la spiritualité féminines. Des librairies, bibliothèques et centres de rencontre sont ouverts dans cette optique. Du 17 au 19 janvier 1975 a lieu à Berne le 4e Congrès suisse des intérêts féminins mais ce Congrès n’ayant voulu inscrire le thème de l’avortement à l’ordre du jour, le MLF organise alors un « anticongrès » où sont traitées les thématiques de l’avortement, de l’homosexualité féminine, du travail des femmes et des immigrées. Malgré les protestations des femmes catholiques, la majorité des participantes soutiennent alors la décriminalisation de l’avortement. Deux autres résolutions sont établies : le lancement d’une initiative fédérale sur l’égalité des droits entre femmes et hommes et la création d’un organe fédéral chargé des affaires féminines. Le 8 mars de la même année, des centaines de femmes manifestent devant le Palais fédéral à Berne contre la décision du Conseil national, qui a refusé de traiter de la question de l’avortement. Le 22 janvier 1976, une initiative prévoyant la décriminalisation de l’avortement pendant les douze premières semaines de grossesse est déposée et sera refusée le 25 septembre 1977 à 51,7 %. Le 19 mai 1978 est organisé le premier Hollandbus, un bus permettant aux femmes d’aller avorter légalement en Hollande.

Jusque dans les années 80, le mouvement féministe bourgeois maintient une image traditionnelle de la femme. Le 21 janvier 1980 est déposée l’initiative populaire « pour une protection efficace de la maternité » prévoyant un congé maternité et un congé parental rémunérés, initiative que la Ligue suisse des femmes catholiques, ainsi que d’autres associations féminines bourgeoises, refusent de soutenir. En 1982, le principe d’égalité entre femmes et hommes est inscrit dans la Constitution fédérale après avoir été accepté par le peuple le 14 juin 1982 avec 60% de oui. En 1984, l’initiative « pour une protection efficace de la maternité » est largement rejetée le 2 décembre avec 84 % de non, le congé parental rémunéré étant trop opposé aux rôles traditionnels des sexes. Du 25 au 27 janvier 1985, un congrès organisé à Zurich réunit pour la première fois les féministes suisses et étrangères. On assiste alors à une professionnalisation des activités féministes, comme en témoigne la création du syndicat suisse autonome de femmes à Berne le 18 avril 1988. Les partis et syndicats s’ouvrent enfin progressivement aux femmes, des bureaux de l’égalité et des conseils des femmes voyant le jour, désireux de réunir des femmes provenant de divers horizons.

En 1991, pour le sept-centième anniversaire de la Confédération, les vingt ans du suffrage féminin et les dix ans de l’article constitutionnel sur l’égalité des droits entre hommes et femmes, est organisée le 14 juin une grève générale des femmes à laquelle un demi-million de femmes prennent part. En 1993, le Parlement fédéral élit un homme à la place de Christiane Brunner, candidate du parti socialiste et, sous la pression des femmes, le candidat se voit forcé de se retirer et l’Assemblée fédérale le remplace par Ruth Dreifuss. Lancée à la suite de cette affaire, une initiative populaire « pour une représentation équitable des femmes dans les autorités fédérales » est déposée le 22 mars 1995. Le 2 juillet 1998, 14 organisations féministes fondent la Coalition féministe FemCo rapidement ralliée par d’autres groupes de femmes, avec pour but de faire parler d’une seul voix le mouvement féministe suisse. En 2000, de nombreuses manifestations (le 8 mars, journée internationale des femmes ; le 13 octobre journée de clôture à Bâle) attirent l’attention sur l’oppression des femmes et, le 2 juin 2002, l’avortement est finalement officiellement légalisé en Suisse.

Ainsi, il aura fallu attendre 1971 pour que les Suisses accordent finalement le droit de vote aux femmes et 2002 pour ne plus être punie d’avoir avorté. Si l’on s’arrête un instant et que l’on réfléchit à ces données, la plupart de vos grands-mères, peut-être même de vos mères, n’avaient donc pas le droit de prendre part à la vie politique. Dans notre société actuelle, nombreuses sont encore les personnes à ne pas remettre en cause les cadres de la société patriarcale et à estimer ne pas être directement concernées. Mais cela ne semble-t-il pas scandaleux que les femmes n’aient acquis le droit de prendre part au système politique qu’aussi tardivement ? Des siècles d’histoire, l’invention de milliards d’objets, médicaments, théories, une multitude de tableaux peints, de livres écrits, de records sportifs battus et cela ne fait que cinquante ans que les femmes peuvent voter. Ainsi, ces milliers d’années n’ont été décidées que par une moitié de la population.

Crédits : Adrien Perritaz/Der Bund. Préparation de la grève du 14 juin 2019, Bienne (10 mars 2019).

Mais le plus choquant n’est pas uniquement de constater que 1971 date d’il y a à peine un demi-siècle, mais de réaliser que la lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes n’est absolument pas achevée : les femmes demeurent encore largement sous-représentées dans notre système politique, ne détenant que 15,2 % des sièges en juillet 2017 ; bien qu’inscrit dans la constitution depuis 1981, le principe d’égalité salariale est loin d’être appliqué (et de ce fait, les femmes touchent une rente AVS plus faible), une enquête sur la structure des salaires (ESS) témoignant que les femmes gagnaient en moyenne encore 18% de moins que les hommes en 2014 ; et la liste d’exemples pourrait encore largement être prolongée. Alors, j’ai bien conscience qu’il est pénible d’entendre continuellement les mêmes revendications et que la majorité des personnes s’accordent aujourd’hui sur le fait que celles-ci méritent en effet d’être écoutés. Toutefois, il est nécessaire de continuer encore et encore cette lutte jusqu’à parvenir à une société équitable.

« Le féminisme est une aventure collective, pour les femmes, pour les hommes, pour les autres. Une révolution, bien en marche. Une vision du monde, un choix. Il ne s’agit pas d’opposer les petits avantages des femmes aux petits acquis des hommes, mais bien de tout foutre en l’air. », Virginie Despentes, King Kong Théorie.

[1] Cette histoire a été établie à partir de la source suivante : Commission fédérale pour les questions féminines CFQF, « Femmes Pouvoir Histoire. Histoire de l’égalité en Suisse 1848 à 2000 », Berne, 2001.