Le COVID-19 amène bien des changements dans nos pratiques quotidiennes et notamment concernant nos interactions avec autrui. La professeure González Martínez, spécialisée dans l’analyse d’interactions et pratiques sociales en milieu institutionnel, propose un regard sociologique sur le phénomène.
Comment voyez-vous la modification des pratiques sociales dans l’espace public pendant cette pandémie ?
La « distanciation sociale » signifie tout d’abord la distance physique, tout de moins pour ceux et celles qui peuvent se le permettre. En fait, nous sommes pris·e·s dans une gigantesque expérience disruptive à la Harold Garfinkel. Elle questionne des comportements qui pourraient paraître instinctifs ou logiques, « la manière normale et naturelle de faire », en termes par exemple de salutations, de trajectoires des déplacements ou de distances interindividuelles. Or nous réalisons que l’ensemble de ces paramètres sont en fait construits socialement et qu’ils changent avec les circonstances, mais non sans difficulté. Des sociologues interactionnistes comme Erving Goffman ont toutefois tracé des axes permettant de saisir ces changements en termes, par exemple, de territoires du moi, signes du lien et maîtrise des impressions.
Pourquoi ces changements peuvent-ils être si déstabilisants ?
Nous assistons à des modifications de comportements fortement routinisés et très riches en significations. Une salutation apparemment banale manifeste en fait que nous reconnaissons la présence d’une autre personne, indique le degré d’accès mutuel et d’interconnaissance, ainsi que la considération que nous lui portons et l’état de notre relation avec elle. De manière plus fondamentale, l’interaction sociale est l’espace de production, validation et recréation de nos identités, nos relations et nos activités : nous sommes donc très sensibles à sa réorganisation.
Est-ce que la pandémie a déjà fait émerger de nouvelles pratiques sociales ?
Les médias rendent compte d’une « culture de la quarantaine » faite de repli sur le foyer, de télétravail, d’activités dans les balcons et d’effervescence sur l’internet. Nous recréons nos environnements de vie et nos formes de sociabilité pour les adapter aux nouvelles circonstances. Malheureusement, cette crise est aussi un intensificateur d’inégalités bien connues en termes d’accès à des ressources matérielles, culturelles et sociales (soins, logement, éducation, technologie, relations) qui sont en train de se creuser dramatiquement. La crise va peut-être nous propulser au cœur du 21ème siècle au niveau de la digitalisation, mais certaines réalités n’ont rien de virtuel.
Comment de nouvelles manières de faire prennent-elles leurs places ?
Il s’agit d’une combinaison d’intériorisation et de contrôle externe. Nous venons à croire qu’agir d’une certaine manière est la chose normale à faire et/ou craignons les conséquences de nous en écarter. Le groupe exerce un contrôle social et renforce les comportements par des punitions et des récompenses. Actuellement, nous faisons l’objet d’un processus de (re)socialisation qui passe par la confrontation à des situations de privation (biens, déplacements, contacts) et s’appuie sur des dispositifs normatifs et de communication ainsi que des artefacts pratiques (par exemple, les lignes de marquage au sol, tout bêtement) en plein déploiement. Du coup, il y a toute la question du rapport à l’autorité et à la surveillance qui est réactualisée.
La crise peut-elle modifier durablement les rapports entre les individus ?
L’évolution de la crise, son ampleur et sa durée seront déterminantes. En ce moment, nous sommes en prise directe avec une situation nouvelle et incertaine. Les travaux sur des situations de réclusion et de réorganisation sociale lors de crises majeures comme les épidémies, guerres ou catastrophes naturelles nous aident à penser l’avenir. Quoi qu’il en soit, les interactions entre des individus et avec des groupes – face-à-face ou à distance, directes ou médiatisées – resteront indissociables du fonctionnement social. Nos formes d’interaction sont largement le résultat de contraintes pratiques ainsi que de processus culturels et historiques. Si les conditions changent, nous aurons à assurer des manières de « faire société » répondant aux défis de notre temps.
Pour approfondir, découvrez les suggestions de lecture que propose Prof. Esther González Martínez.
Goffman, E. (2013[1963]), Comment se conduire dans les lieux publics. Notes sur l’organisation des rassemblements, Paris, Economica.
Strauss, A. (1992[1989]), Miroirs et masques. Une introduction à l’interactionnisme, Paris, Métailié.
Texte : Léa Crevoisier et Stéphane Huber
Illustration : Antoine Bouraly