Devant l’imposant fortin du Belluard, Anja Dirks, directrice du Bollwerk Belluard Festival a bien voulu nous parler de son festival, du théâtre, de tickets suspendus et de ce monde qui se cloisonne !
Spectrum : Depuis combien de temps exercez-vous la direction du Bollwerk Belluard Festival ?
Anja Dirks : Depuis peu, j’ai repris la direction en septembre dernier. C’est ma première édition ici. Mais ça fait un moment que le festival existe. Cette année, c’est la 32ème édition.
D'où vient le nom de Belluard Bollwerk Festival?
Le nom vient du bâtiment. C’est donc une forteresse qui faisait partie des fortifications autour de la ville de Fribourg au Moyen-Âge. Or, cette zone de Fribourg faisait partie des points faibles stratégiques parce que moins bien protégée géographiquement que les autres endroits de la ville. Pour y remédier, on a intégré trois forteresses de défense dans le mur. Celle-ci est la dernière qui subsiste. Cela s’appelle un « boulevard », ou « belluard », pour la variante. C’est donc un nom chargé d’histoire, qui a beaucoup à faire avec le patrimoine de la ville de Fribourg. C’est aussi de là qu’est née l’idée du thème « La Forteresse Europe ».
Comment se déroulent les processsus de sélection des pièces et des performances de ce festival ?
Il y a deux procédures différentes. D’un côté, depuis plusieurs années, le festival pratique l’appel à projets, sur un thème défini. On fait appel aux artistes pour qu’ils nous soumettent un projet, en relation avec cette thématique, et on a reçu 432 dossiers de 48 pays. On en a retenu 7 qui ont été réalisés, pour la plupart, le week-end dernier. De l’autre côté, une partie de la programmation est constituée de pièces curatées, que j’ai vues et que j’ai invitées à venir se produire. Donc c’est un peu un mélange entre une prise de risques, des créations des artistes qu’on ne connaît pas forcément et une partie du programme que je connais. Ce qui me permet d’offrir à un public fribourgeois une sélection d’une production artistique contemporaine, pointue et de haute qualité.
Vous avez placé cette édition sous le thème de la Forteresse Europe, quels ont été les autres thèmes marquants des précédentes éditions ?
Je sais qu’il y avait eu « Future et Nostalgia », « Hope », « Kitchen ». C’était plus général. Cette année on a été plus concret. On s’est dit qu’au vu de la situation, avec des forteresses qui s’érigent un peu partout, cela valait la peine de proposer des projets en relation. Cependant, le principe d’appel à projet est là depuis 2000. C’est beaucoup de travail, mais cela permet d’ouvrir une porte à beaucoup d’artistes.
Qu'est-ce qui vous a motivée à choisir la "Forteresse Europe" pour cette édition-ci, et non une autre ?
C’était plus un constat, celui que de nombreux artistes sont de plus en plus inspirés par ce thème. Je sais qu’ils s’en trouvent beaucoup qui pensent que la situation est insupportable et qui ont besoin de se positionner sur cette question. Il y a beaucoup d’histoires tristes, tragiques ou même absurdes sur le sujet. C’était vraiment plutôt le constat que c’est quelque chose qui résonne dans le milieu artistique. Ceci combiné avec le fait que je me retrouve avec un festival qui a une forteresse pour enceinte principale, m’a fait penser qu’il fallait évidemment parler de ça.
Comment pensez-vous que ce genre de manifestation puisse contribuer à faire évoluer les mentalités à propos du thème de l'immigration ?
Je pense que c’est très important de changer les narrations. La manière dont on nous parle de ce phénomène participe beaucoup à changer notre perception de celui-ci. Quand on nous parle de flux migratoire, de vagues de migration, de tsunami, on décrit les migrants comme une catastrophe naturelle dont nous serions les victimes, englouties par les conséquences, alors qu’en réalité, un réfugié ce n’est pas quelqu’un qui est un problème, c’est quelqu’un qui a un problème. C’est un être humain, en danger, qui a besoin d’être protégé. On a tendance à oublier ça dans la manière dont on parle de ça dans les médias. Je pense que c’est très important de saisir toute occasion qu’on peut trouver pour changer la manière dont on parle, de cette thématique. Après, c’est à chacun de se faire son opinion. On n’est pas une institution pédagogique et on ne prétend pas éduquer les gens. Je trouve que c’est important de donner une voix à la perspective plus humaine, plus complexe sur le phénomène et de ne pas suivre uniquement les polémiques très manipulatives qui accompagnent ce débat. Je sais qu’on ne va pas changer le monde, mais si chacun fait ce qu’il peut, ça peut quand même changer les choses.
Le 9 février 2014, la montée des extrêmes, les naufrages en Méditerranée, la crise grecque, la lassitude italienne. L'Europe, et la Suisse, semblent se fermer de plus en plus. Êtes-vous pessimiste ?
Oui et non. Je trouve que la situation actuelle est terrible. On va vraiment en direction d’un système d’apartheid global, où certaines personnes, avec le bon passeport, profitent pleinement des droits d’un être humain tandis que d’autres ne le peuvent pas. Personnellement, je ne veux pas vivre dans un système d’apartheid, même en étant du « bon » côté. Je pense qu’actuellement, la situation est vraiment grave. En même temps, j’ai confiance en la créativité et en l’imagination. Je suis persuadée qu’il est possible de trouver des solutions à ces problèmes et que la solution ça ne peut pas être de fermer les yeux, de construire des murs et d’essayer de ne pas être en contact avec tout ça. Il faut bien regarder, et voir ce qui se passe. Je suis sûre qu’on peut faire autrement et qu’on peut trouver d’autres manières de partager la planète, d’une certaine manière.
Pourquoi avoir introduit une tarification unique et les "billets suspendus" ? Comptez-vous maintenir ceci pour les prochaines éditions ?
On compte absolument les maintenir. Le tarif unique pour moi, c’est une manière de dire qu’on veut absolument inviter le plus de personnes possible à cet événement, à participer au festival. On veut vraiment être très accessible. C’est vrai que le Belluard a un peu la réputation d’avoir des formes inédites, très expérimentales etc… Je veux inviter les gens à prendre le risque et à se dire que 15 francs pour un spectacle, c’est un risque à prendre. Je veux qu’on soit accessible pour les gens qui n’ont pas beaucoup d’argent. Notamment les étudiants et les personnes qui ne peuvent se payer un billet à 50 francs. En revanche, avec le tarif unique, on a quasiment complètement arrêté de donner des invitations. C’est vraiment le principe de solidarité. Si chacun paie, le tarif peut être très bas. Après quatre jours, on a fait la même somme en recette que l’année dernière quand il n’y avait pas le tarif unique, donc financièrement il n’y a pas de perte!
Le ticket suspendu est venu en se confrontant à cette thématique de la Forteresse Europe. Ça a été déclenché par quelqu’un qui nous a contacté via l’appel à projet. C’est une personne qui vivait dans un centre de réfugiés près de Berne. Il n’avait pas de projet artistique, mais voulait venir au festival, à cause de la thématique de l’immigration, lui et ses collègues ainsi que d’autres réfugiés. Il disait que ce serait la première fois qu’ils pourraient assister à une manifestation qui parle d’eux. Ça m’a énormément touchée que quelqu’un prenne cette initiative. Il a absolument voulu rester anonyme. J’en ai parlé avec le directeur du centre et on a organisé ça. Sauf que c’est au moment où on a décidé de ne plus donner d’invitation. Donc on s’est dit qu’on allait partager cette responsabilité avec le public en demandant à ceux qui peuvent se le permettre d’acheter des tickets supplémentaires, qui sont littéralement suspendus à l’entrée.
C’est ainsi qu’on peut les donner à ceux qui ne peuvent pas se payer une place à 15 francs. On a eu un groupe qui est venu de Berne pour l’ouverture; c’était très touchant mais aussi un peu triste parce que la personne à l’origine du projet est en détention administrative et va être expulsée. On a aussi eu beaucoup de contacts avec nos voisins immédiats : le bâtiment le plus proche de notre forteresse étant un centre de requérants d’asiles dont un certain nombre vont venir au spectacle de ce soir. Le public a été généreux, on a vendu une soixantaine de tickets suspendus. Je me réjouis parce que tous ensemble, on peut partager cette responsabilité de donner accès à ceux qui n’ont pas cette chance.