Prends garde de Milena Agus et Luciana Castellina met à contribution la création romanesque et le récit historique pour rapporter les troubles qui survinrent en Italie du Sud à la fin de la Seconde Guerre mondiale ; une œuvre double qui instruit et émeut.

La romancière Milena Agus et la journaliste et femme politique Luciana Castellina retracent les luttes sociales, les révoltes paysannes et les ravages causés par la guerre dans la région des Pouilles durant les années quarante. Résultat de leur collaboration : un livre contenant deux récits complémentaires. Ils se rencontrent le 7 mars 1946, alors qu’un coup de feu sème le chaos dans la ville d’Andria et conduit à un soulèvement populaire sanglant.

Le devoir de se souvenir

D’un côté du livre, Luciana Castellina se fait historienne. Pour en arriver à la tragédie d’Andria, elle décrit d’abord la faim, la pauvreté et les combats des ouvriers agricoles, journaliers et travailleurs de la terre qui, dès l’arrivée des Alliés en été 43, espèrent justice et changement.

Castellina dépeint de façon poignante leur détresse, leur soif de conditions meilleures et leur frustration croissante, confrontés à l’obstination des propriétaires terriens. C’est cette même frustration que Castellina raconte avec professionnalisme journalistique, sans être toutefois dénuée de sensibilité. Avant tout, elle donne la parole aux oubliés et témoigne de cette période encore boudée par l’historiographie moderne.

La fiction au service de l’histoire

De l’autre côté du livre, Milena Agus explore le quotidien et l’intimité des Porro, quatre sœurs de la noblesse italienne victimes du soulèvement d’Andria. Elle restaure ce que l’histoire n’a pas retenu, révélant de l’intérieur la tour d’ivoire dans laquelle elles vivaient. Son récit mêle amusement et indignation face à ces bourgeoises innocentes aux manières ancrées dans les conventions et dans le passé.

La plume d’Agus est ambivalente, tantôt aiguisée pour dénoncer l’indifférence des Porro, tantôt douce pour dépeindre leur bienveillance naïve. Dans tous les cas, Agus reconstitue avec une tendresse aigre-douce ce qu’aurait pu être la vie des sœurs, tout comme le désir impuissant de ceux qui, témoins des revendications populaires, auraient voulu apporter du changement.

Agus et Castellina dessinent un excellent portrait de cette époque aussi bouillonnante que méconnue. Ce coup d’audace, qui visait à allier réalité et fiction, est pleinement réussi. En relatant leurs deux versions de l’histoire, celles des victimes et des agresseurs, Agus et Castellina offrent un ouvrage rempli d’humanité qui fait justice aux deux partis. Prends garde honore le devoir de mémoire d’une manière telle que seule la littérature est capable de le faire.

Jean-Philippe Therrien

Le roman est disponible à la librairie « Albert le Grand ».