« On l’a fait, pas vrai ? On l’a pressée, la vie, comme une orange ! Il n’en reste rien ! »

Le goût du sable, le rythme lancinant des vagues, l’impression de se réveiller d’une sieste au soleil. Contrastant avec la mort dominante. Dans Alegría ! Camille Elaraki propose un voyage entre la liberté entêtante et la dureté du monde. Voici la critique de la rédaction, mixée à l’interview (dans les encadrés) de Camille Elaraki.

Ola est écrasée par le quotidien gris de Paris. Après avoir échappé de justesse aux attentats du Bataclan, elle décide de fuir ses amours ratés et le deuil de son père en donnant une seconde vie à ses souvenirs d’enfance sur les plages espagnoles. À Cadix, elle rencontre un groupe d’étudiant·e·s Erasmus qui lui offrent une renaissance teintée de désir et d’allégresse. Paru le 15 janvier 2021 aux Presses littéraires de Fribourg, ce roman est le portrait d’une génération, d’un monde. Il raconte la vie dans sa fulgurance, la vie qui se paralyse parfois un instant avant de reprendre son galop sans que l’on ne parvienne à la retenir, la vie qui coule comme une bière ambrée ou comme des larmes sur nos joues.

Camille Elaraki, née en 1993 en Normandie, raconte un peu son histoire, inspirée par son propre Erasmus à Cadix lorsqu’elle avait 22 ans et sa nostalgie du retour. Diplômée de journalisme à Sciences Po Rennes, le désir de voyager, insufflé très tôt chez une écrivaine ayant grandi au Maroc puis vécu en France, en Suisse, en Espagne et en Pologne, ne l’a jamais quitté et se ressent dans Alegría ! En 2016, elle a publié l’ouvrage pédagogique Réussir son Erasmus, voyage en Europe et dans le monde, aux éditions Kawa.

Alegría! est en quelque sorte le récit de vos souvenirs et de vos émotions. S’agit-il donc d’un texte autobiographique ou autofictif ? Vous identifiez-vous au personnage d’Ola ?

Il est vrai qu’Ola et moi avons beaucoup de points en commun. Enfant, elle a vécu en Espagne, moi, au Maroc. Elle est rentrée en France après le cancer de son père, moi, de ma mère. L’épisode où Ola trouve sa mère en pleurs dans la salle de bain à l’annonce du diagnostic est véridique. De même pour le passage où Ola vient rendre visite à son père à l’hôpital et doit rentrer en avion avec une hôtesse de l’air qu’elle ne connaît pas, hurlant et pleurant car elle est persuadée de ne jamais revoir son père, est également un de mes souvenirs. La différence, sur ce sujet, c’est que le père d’Ola n’échappe pas à la mort alors que ma mère a vaincu la maladie. Si Ola tente de faire le deuil de son père, pour moi, l’écriture a été un moyen de faire le deuil de ces souvenirs. Bien sûr je me suis aussi inspirée de souvenirs plus joyeux, notamment ceux de mon Erasmus que j’ai passé à Cadix dont les lieux m’ont fortement inspirée et que j’ai essayé de dépeindre avec fidélité. Pour l’anecdote, l’adresse d’Ola, le 17 calle Arboli, était aussi la mienne.

Ola vérifie que les autres baigneurs sont assez loin et fait glisser son maillot de bain qu’elle garde dans une main. Le froid de l’Atlantique lui caresse les seins, les fesses, le pubis. Ses cheveux ondulent dans le courant et passent sur sa peau nue avec une lenteur et une douceur d’algues marines. Ola s’allonge à la surface de la mer et écoute le bruit du monde qui s’efface.

Tinder, Erasmus, Facebook, Golden Moustache, une ritournelle de références glissée dans ce roman qui adresse ce texte à une génération : celle qui devrait précisément être en train de vivre en liberté, qui devrait simplement laisser balancer son corps sur les basses envoutantes d’une discothèque mais qui se trouve aujourd’hui contrainte de rester chez elle à jouer à des jeux de société les samedis soir. Alegría! rappelle l’audace de la jeunesse, la vie qui pulse dans nos veines et la chaleur de l’insouciance. Tableau renforcé par les événements du réel que Camille Elaraki esquisse sous sa toile de mots : les attentats du Bataclan et de Nice, le deuil d’un père et celui de la personne qu’on pensait être le grand amour. Car la vie ne s’aspire pleinement que lorsqu’on en saisit la valeur.

Le téléphone d’Ola bipe dans sa poche. Elle ne l’entend pas et ne voit pas qu’Alexandre, parti depuis une semaine, vient de publier un post sur son mur Facebook. Elle ne sait pas qu’à Nice, au moment où elle ouvre une bouteille de rosé au bord de la mer, un homme au volant de sa fourgonnette renverse la joie et la vie en fonçant dans la foule.

Que représente l’écriture pour vous ?

L’écriture est pour moi un moyen de décrire le réel. De trouver de la beauté, par les mots, dans le quotidien le plus banal. Tous les jours, je me prends à regarder quelque chose, un voyageur dans un train, la couleur du ciel le matin, et j’essaie de traduire les émotions que je ressens en mots. Lorsque j’y parviens, l’émotion en devient encore plus forte et surtout, je peux la préserver par les mots. L’écriture m’accompagne depuis l’enfance, c’est donc difficile d’expliquer ce que cette pratique représente pour moi. La recherche de la beauté, peut-être ?

 

Mais Alegria! est aussi porteuse d’une vision du monde : les personnages présentent une variété de regards et l’on fait aussi bien face au sexisme d’un Grégoire qui découvre que son amante est enceinte, qu’à une Emily affichant une importante liberté d’esprit. Et Camille Elaraki n’a pas peur d’utiliser les mots ou de décrire la folie, dans une atmosphère qui rejoint par moment celle d’Olivier Bourdeault dans En attendant Bojangles. Ainsi, le texte révèle une génération en changement et n’hésite pas à parler de la colère, du désir ou de la peur tels que chaque lecteur·rice a pu les vivre, sans détours. Il présente aussi bien les souvenirs d’Ola qui ne parvient à se détacher de l’image de son père que ses doutes sur son orientation sexuelle.

Elle se souvient d’Emily qui remonte pour lui mordre le cou. Son entrejambe qui se frotte au sien. Le feu dans le bas-ventre. Le cœur qui palpite. Les doigts qui s’accrochent aux cheveux. Elle se souvient d’Emily qui lui attrape la main et lui montre le chemin jusqu’à sa vulve. Elle ne la lâche pas. Se caresse avec la main d’Ola, tout en l’embrassant et en la caressant elle aussi. Sa respiration devient profonde, bruyante. Se transforme en voix rauque et en cris. Le feu dans le bas du ventre.

Dans votre texte, on retrouve les différentes cultures qui vous ont marquées. Comment les appréhendez-vous ? Cela a-t-il joué un rôle important dans votre conception du texte ?

Ce qui m’a beaucoup marquée lors de mon Erasmus, c’est la confrontation des cultures. Le moment de la rencontre avec une personne qui, à première vue, nous ressemble et qui, au moment de la discussion, se révèle différente et bouscule nos certitudes. Lors de ce séjour à l’étranger, je suis revenue sur ce qui m’a construite, j’ai interrogé qui j’étais et qui je désirais devenir. Après un an, je n’étais plus la même. J’avais envie qu’Ola vive cette expérience. Que sa fuite devienne un moyen de se retrouver, de faire face à son passé pour en faire le deuil.

 

Camille Elaraki.

Finalement, ce dernier texte des PLF présente une écrivaine avec une plume étourdissante et un potentiel étonnant. La situation sanitaire ayant empêché sa vente en librairie, il est disponible en le commandant directement sur le site des PLF. Si vous souhaitez vous évader de la blancheur hivernale, que les cocktails corsés et la musique enflammée vous manquent, Alegría! est un billet d’avion sans escale jusqu’à Cadix et à la liberté.

Quels sont vos futurs projets ? 

Je suis actuellement sur plusieurs projets. Je viens tout juste de finir un conte pour enfant à quatre mains avec ma mère. Je travaille à l’élaboration d’un roman graphique regroupant des portraits de Français·e·s venu·e·s d’ailleurs avec une équipe de neuf illustrateurs·rices, et j’écris un roman historique se déroulant à Wroclaw, ville polonaise, anciennement allemande. C’est l’histoire d’un petit garçon allemand qui vit à Breslau et décide de se faire passer pour polonais afin de ne pas se faire expulser de sa ville natale au moment où elle devient polonaise en 1945. C’est une ville dans laquelle j’ai vécu pendant deux ans et dont je suis très nostalgique. Je crois que les lieux dans lesquels j’ai vécu et que j’ai aimés, tels que Marrakech, Cadix, Fribourg et Wroclaw, orientent ma façon d’écrire et m’inspirent au quotidien.

Crédits photo: pixabay.