Rencontrer une personne sans la voir, avec pour seul guide le son de sa voix. J’ai tenté l’expérience pour Spectrum. Récit d’un instant insolite.

Vous êtes-vous déjà demandé de quelle manière l’apparence physique influence-t-elle l’impression que l’on se fait des autres ? Comment le premier contact visuel joue un rôle important sur la perception ainsi que sur le désir ?

À la suite d’une soirée du comité Spectrum, nous avons décidé de tenter l’expérience du blind date, rendez-vous à l’aveugle, afin d’essayer d’avoir un regard plus clair sur ces questions. C’est donc avec la complicité de Leonardo, le rédacteur en chef de la rédaction francophone, que je me suis lancée dans cette aventure mystérieuse. Leonardo a choisi une de ses connaissances (afin de m’éviter de rencontrer une personne étrange ou, pire, un psychopathe) et a pris le soin de nous préparer des petites questions visant à faciliter la discussion.

Inspirez un grand coup et… fermez les yeux !

Jeudi soir, 18h. Je débarque du train, la tête encore pleine de mon travail de Master. Je ne m’attends à rien. Leonardo m’emmène au bureau Spectrum où m’attend Julien*. Autant lui que moi, nous avions la tête emballée dans une taie d’oreiller, il confirme : « je ne te vois pas, ne t’inquiète pas ». Rires. Pourtant, je ne suis pas gênée. Leonardo m’installe sur le canapé puis s’efface rapidement alors même que la conversation débute, rapidement fluide. Sensation étrange d’être en compagnie d’une voix off. Nous discutons naturellement de nos vies, de nos passions et la présence de Julien est très agréable, sa voix apaisante, le contact facile. Étonnamment, je n’ai pas besoin de chercher mes mots et nous n’avons pas eu recours aux questions préparées par Leonardo avant un long moment.

Après avoir pris le temps de se découvrir par nous-mêmes, nous décidons enfin de regarder les fameuses questions (en soulevant nos masques sans se regarder – pas de triche !).

« Quel pouvoir aimerais-tu avoir ? ». Question détente. On rigole. C’est étrange de rencontrer quelqu’un de cette manière, mais l’absence de vision repousse nos limites et nous rend étrangement plus ouvert·e·s à la découverte de l’autre.

« À quoi penses-tu que l’autre ressemble ? ». Intrigant. Je me rends compte que je n’ai pas réellement projeté d’image sur Julien. Puis, en y réfléchissant, je réalise que ce n’est pas tout à fait exact. La voix de Julien me fait penser à celle d’un ami et, instinctivement, le physique que je lui imagine est associé à cette autre personne. Fascinant comme le cerveau humain est programmé à créer des liens, à combler les manques. Julien, plus prudent, utilise les informations obtenues dans notre conversation pour répondre. Il déduit du sport que je pratique ma corpulence et analyse que je porte des lunettes, car j’ai peiné à me couvrir initialement les yeux. Pourtant, le portrait-robot qu’il dresse de moi demeure très vague. Compliqué de s’imaginer une voix. Il m’explique : « je t’imagine comme une bouche sur du vide ». Ça me fait rire parce que je n’ai pas forcément cette impression. Dans ma tête, je le perçois peu à peu avec une infinité de visages. Comme un Sims qui porterait plusieurs faciès en permanence. Étrange ?

Voici un petit aperçu de ce que je voyais pendant le date. © Pixabay.

La conversation se poursuit et arrive sur des questions plus intimes : « quelle partie de ton corps n’aimes-tu pas ? ». En avançant dans la discussion, je trouve particulier d’utiliser un script (les questions) pour rencontrer une personne, mais cet aspect est stimulant. Différent. Cela change des rendez-vous habituels avec des personnes qui peinent à se livrer, surtout dans cette situation où Julien joue le jeu à 100%. En 1h30 de discussion, j’ai l’impression de l’avoir découvert d’une manière plus approfondie que lors d’un date standard. Ne pas se voir nous pousse à nous montrer tel·le·s que nous sommes et à chercher à « voir » l’autre dans sa personnalité. Et ce point me semble être le plus positif de l’expérience : ne pas se voir permet étonnamment de mieux se regarder, avec une autre attention.

Arrive le moment clé. Celui où l’on se découvre enfin. J’appréhende de voir à quoi ressemble Julien. Les masques tombent et je fais face à un garçon souriant, qui semble aussi surpris que moi de me « rencontrer » visuellement. Il me faut un moment pour me réhabituer à la lumière et à la présence physique de Julien. Son image globale s’affine au fur et à mesure que je l’observe. C’est étrange de découvrir un visage après une heure et demie de conversation avec « une bouche », comme l’avait si bien dit Julien. J’ai comme une impression de regagner le monde réel, comme si tout ce qui avait précédé s’était passé dans une autre dimension ou dans une virtualité qui m’évoque les réseaux sociaux. Julien confirme cette sensation : « c’est drôle de te découvrir en vrai ».

Dans une société qui virtualise progressivement les relations amoureuses et qui voue un culte virulent à l’image, cette expérience souligne l’ampleur de ces phénomènes. Sur Tinder, par exemple, la « vue » joue un rôle phare. Avant même de lire la biographie (s’il y en a une), les utilisateur·trice·s déterminent un physique qui leur correspond et établissent leur « première impression » à partir de celui-ci. Et l’humain disparaît quelque peu sous ce paraître. Cette expérience de blind date m’a donc permis de saisir l’impact de cette sur-virtualisation sur la manière de rencontrer et de découvrir les autres. Il n’en demeure pas moins que le physique occupe une place importante dans le désir et dans la naissance de sentiments amoureux. Toutefois, le blind date permet, en modifiant l’ordre d’actualisation des critères de rencontre, de percevoir l’autre dans son potentiel amoureux d’une manière nouvelle qu’il est intéressant, je pense, de découvrir une fois dans sa vie.

Je devais ressembler à peu près à ça. Glamour ? © Pixabay.

Finalement, je ne pense pas forcément retenter le blind date, mais cette expérience m’a permis de gagner une nouvelle pièce du puzzle dans la construction de mon ouverture d’esprit, en jouant avec les « paramètres » de séduction pour mieux saisir la manière dont fonctionnent les attirances.

« La connaissance s’acquiert par l’expérience, tout le reste n’est que l’information », Albert Einstein.

*Prénom d’emprunt