Un État neutre comme « phare » de la communauté internationale
Un État neutre comme « phare » de la communauté internationale
La neutralité de la Suisse est-elle compatible avec son engagement au sein du Conseil de sécurité ?
En 1844, quatre ans avant la création de notre État fédéral, François-René de Chateaubriand écrivait : « rompre avec les choses réelles, ce n’est rien ; mais avec les souvenirs ! Le cœur se brise à la séparation des songes ». Il semblait avoir pris conscience du caractère matriciel des chimères qui dirigent la vie des peuples et des nations. En effet, les sociétés humaines ont presque toujours été régies par un tissu de références symboliques et culturelles capables de créer les ferments d’un sentiment d’appartenance collective. Depuis le XIXe siècle, le peuple suisse, comme ceux des autres États européens, a cherché à donner vie à cet idéal d’unité sociale en se référant à un passé idéalisé et à l’image d’une Suisse restée attachée à ses traditions et à son indépendance. Le symbole le plus saisissant de cette vision mythique de l’Helvétie, profondément attachée à sa souveraineté et toujours insoumise, luttant constamment pour le maintien de son autonomie politique, est sans conteste l’idée de la neutralité perpétuelle de la Suisse, dont le succès est principalement lié à la nécessité de créer un narratif unificateur au moment de la fondation de notre État fédéral. En effet, si encore aujourd’hui, au moment de rejoindre l’un des organes décisionnels les plus importants de la communauté internationale, la neutralité de la Suisse est présentée comme un élément irréductible de notre dispositif institutionnel, c’est que depuis 1848 elle constitue le fondement de notre imaginaire politique.
Le Conseil fédéral, dans les nombreuses publications qu’il a diffusées pour assurer la préparation de la candidature de la Suisse au Conseil de sécurité, rappelle régulièrement la nécessité de distinguer le droit de la neutralité, dont le cadre et les principes, bien qu’ils soient restreints, sont relativement rigides, de la politique de neutralité, qui garantit aux États qui s’en réclament une liberté d’action considérable. Or, si l’on peut aisément identifier les fondements juridiques de notre neutralité perpétuelle, il paraît impossible d’établir précisément la nature de sa dimension politique, tant son évolution au cours des dernières décennies a dépendu du contexte stratégique dans lequel elle a pu s’inscrire.
Il semble que cette indéfinité inhérente à notre vision de la neutralité a constitué l’un des éléments déterminants de l’argumentation du Conseil fédéral en faveur de la candidature de la Suisse au Conseil de sécurité. D’ailleurs, les membres du corps législatif, lors des débats parlementaires consacrés à cette question, ont semblé accepter avec une certaine aisance de voir la définition de notre politique de neutralité évoluer une nouvelle fois au profit d’impératifs stratégiques d’un ordre supérieur, sans exiger du Conseil fédéral qu’il se réfère à l’avis de la population et des cantons. Cette reconnaissance par les parlementaires de prérogatives propres au Conseil fédéral en ce qui concerne les principales décisions de politique étrangère de la Suisse marque un tournant dans notre histoire politique et institutionnelle, car bien que le parlement partage avec le gouvernement la responsabilité de la conduite de notre politique extérieure, il a rompu avec une longue tradition démocratique en renonçant à accorder au peuple le pouvoir de donner à ces nouvelles orientations une légitimité supplémentaire. Alors qu’il y a un encore un an nous devions nous prononcer sur un accord de libre-échange avec l’Indonésie, et que la question de notre adhésion à plusieurs organisations internationales a très souvent fait l’objet de votations populaires, nous assistons peut-être à l’avènement d’une ère dans laquelle l’exercice de la diplomatie pourra en partie se libérer de la tutelle du politique.
Quelle place pour la Suisse au sein du Conseil de sécurité ?
Pour faire de sa participation au Conseil de sécurité un succès, la Suisse se devra de favoriser le dialogue et la coopération entre des acteurs aux valeurs et aux aspirations opposées, d’affirmer son attachement à une résolution pacifique des conflits et de porter la voix des petits pays auprès des membres les plus influents du Conseil.
Il ne fait aucun doute que c’est sa longue tradition de neutralité active qui donnera à notre pays la légitimité nécessaire pour assumer ce triple sacerdoce. Ainsi, alors que depuis plusieurs mois nous nous interrogeons sur les limites et les buts de notre politique de neutralité, notre entrée au Conseil de sécurité est une opportunité de dépasser les doutes et les hésitations qui ont dominé notre classe dirigeante quant à notre positionnement stratégique mais aussi de renforcer notre crédibilité en tant que force d’équilibre et de modération. En effet, si les mesures prises par la Suisse après l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont été perçues par certains États comme une rupture avec la politique de neutralité qui faisait notre renommée, nous devons saisir l’occasion qui se présente pour réaffirmer notre attachement aux principes qui guident notre pratique de la neutralité depuis plusieurs décennies et retrouver la place d’État médiateur qui nous était dévolue.
En outre, la Suisse, si elle entend jouer un rôle proéminent dans le développement de solutions pérennes et acceptées par la communauté internationale, devra assumer pleinement sa singularité et faire de sa longue tradition humanitaire et pacifiste le symbole de son engagement au sein du Conseil de sécurité. En effet, il semble que c’est en tirant profit de notre position particulière au sein du concert des nations que nous pourrons répondre à la question fondamentale de la compatibilité de nos valeurs humanistes avec les impératifs liés à l’exercice de nos fonctions de membre non-permanent du Conseil de sécurité. En tant qu’État neutre mais actif sur la scène internationale pour porter la voix de la paix auprès des plus grandes puissances, la Suisse pourra poser les bases d’une politique de neutralité plus interactionnelle, qui lui permettra d’envisager avec davantage de sérénité les débats internes liés aux attributions, à la direction et aux finalités de sa politique étrangère.
Or, C’est aussi en assumant pleinement son statut d’État de moyenne envergure que la Suisse pourra apporter une contribution significative aux débats futurs et à la résolution des grands défis du moment. En effet, c’est seulement en nous engageant aux côtés d’États de taille comparable et partageant les mêmes valeurs que les nôtres que nous aurons la possibilité de défendre nos intérêts et ceux de nos partenaires les moins puissants avec force et efficacité. En outre, il semble que l’idée d’une réforme du Conseil de sécurité, dont la Suisse a fait une priorité pour les deux années à venir, ne puisse aboutir que par le biais d’une coopération intense entre les États les plus affectés par les déséquilibres inhérents à l’organisation actuelle de l’instance exécutive des Nations Unies. Or, il ne fait aucun doute que la Suisse, qui s’est engagée dès 2006 pour une modification du fonctionnement de cet organe et qui coordonne un groupe d’États œuvrant en vue de ce but, sera en mesure d’assumer avec diligence le rôle de membre non-permanent du Conseil de sécurité, de porter avec éclat les valeurs qui lui sont chères et de répondre aux attentes de la communauté internationale, dont elle est déjà l’un des « phares » selon Antonio Guterres, secrétaire général des Nations Unies.