La révolte est un phénomène inhérent au fonctionnement des êtres humains en ce qu’elle joue un rôle fondamental dans leur développement personnel et dans leur vie sociale. Pourtant, il semble que l’individualisme qui caractérise nos sociétés contemporaines ait porté atteinte à sa vocation communautaire et universelle.
La révolte comme phénomène de masse
Bien que nous éprouvions tou·te·s en nous-mêmes et à des degrés variables le besoin de nous élever contre certaines des dispositions qui déterminent les conditions de notre existence, ce désir de défier l’ordre établi et ses manifestations concrètes a longtemps été considéré à travers le seul prisme de l’action collective. En effet, c’est à partir de la fin du XVIIIe siècle, au moment où la philosophie des Lumières et l’idéal de la révolution de 1789 se rencontrent, que triomphe, grâce aux écrits de penseurs tels que Hegel, Kant ou Rousseau, le principe selon lequel l’unique manière de faire vivre son indignation et de porter avec force des demandes de changement réside dans l’engagement communautaire. Ainsi, l’universalisme des sociétés européennes du XVIIIe siècle, qui s’illustre à merveille dans le discours de Hegel lorsqu’il affirme, dans sa Propédeutique philosophique, que toute œuvre humaine « se révèle comme véritablement universelle » et qu’elle « en reçoit un accueil d’autant plus favorable que les caractères particuliers de son auteur·trice en ont été éliminés », nous permet d’affirmer que les valeurs portées par les philosophes des Lumières ont conduit nombre de leurs contemporain·e·s à croire que, comme la plupart des actions qu’il mène, la révolte d’un individu ne peut aboutir que si elle entre en résonance avec les revendications d’un nombre considérable de ses congénères en le contraignant à s’effacer derrière la cause qu’il s’apprête à défendre. C’est cette conception holistique de l’engagement collectif qui a permis l’essor, au XIXe siècle, de ce que Peter Slodeldijk nomme des « banques de la colère » orientées vers l’action, soit des institutions dont la vocation serait de canaliser les frustrations et le mécontentement présents au sein de nos sociétés en élaborant des projets politiques et philosophiques à même de répondre aux désirs de changement de la population. Ainsi, l’émergence de partis politiques de masse et le développement des idéologies socialistes et communistes, au moment où le déclin des structures religieuses devint une réalité concrète en Europe, incita les sectateur·trice·s d’une approche communautaire de la révolte à donner un caractère plus insurrectionnel à leurs démarches. En effet, la multiplication des grèves et des mouvements sociaux qu’a connu le Vieux Continent à partir de la seconde moitié du XIXe siècle conduisit à l’élaboration de nombreuses études sur le fonctionnement des masses. À cet égard, les travaux de Le Bon, Mc Dougall et Tarde, sur lesquels s’est basé Sigmund Freud pour écrire son fameux Psychologie de masse et analyse du moi, ont ceci d’intéressant qu’ils postulent tous qu’il existerait une manière d’agir, de penser et de se révolter inhérente aux foules. En effet, les auteurs de ces ouvrages considéraient qu’au sein d’une masse, il était fréquent d’observer une inhibition totale des déterminants individuels de ceux·celles qui la constituaient ainsi qu’une diminution significative de leurs capacités intellectuelles au profit d’une augmentation de l’affectivité générale, causée par un processus de contagion. À cet égard, la théorie élaborée par Freud pour établir les fondements psychologiques du comportement des masses est particulièrement éclairante pour saisir la manière dont étaient appréhendées les révoltes populaires à cette époque. En effet, il se base sur l’existence de ce qu’il nomme un processus d’ « identification » pour démontrer que les individus présents au sein d’une foule, puisqu’ils sont plus disposés à créer des liens affectifs avec leurs semblables, agissent en se référant à la conduite qu’ils observent chez les personnes qui les entourent et chez celle qui est parvenue à s’imposer comme le·la guide de cette masse. Mais si, comme cet exemple nous l’indique, la révolte et le dépassement des normes qui régissent l’espace social ont longtemps été considérés comme un phénomène intrinsèquement collectif, la montée en puissance de l’individualisme et la dissolution des liens sociaux qui caractérisent l’époque à laquelle nous vivons ont permis l’émergence d’une multitude de nouvelles formes de contestation, qu’il s’agit à présent d’étudier avec attention.
Vers une individualisation des dispositifs de révolte
Depuis plusieurs décennies, il est de bon ton d’affirmer que la disparition des valeurs universelles et la perte d’intérêt d’un nombre croissant d’individus pour la vie et l’évolution de la collectivité dans son ensemble ont conduit à une fragmentation significative du corps social dans la plupart des pays occidentaux. Si cette conception des rapports sociaux peut paraître à certains égards caricaturale, elle semble appropriée pour étudier la montée en puissance de nouvelles manières d’exprimer son mécontentement et l’affaiblissement concomitant de certaines des organisations – telles que les syndicats et les partis politiques – qui ont pendant longtemps donné un cadre formel au besoin de révolte de la population. Ainsi, le morcellement de nos sociétés conduit nombre de nos semblables à s’engager en faveur de causes en lien avec leurs intérêts immédiats, mais qui ne s’inscrivent pas dans le champ de revendications collectives. En effet, si, de nos jours, il est devenu possible de se battre pour davantage de droits et de reconnaissance sans placer son action dans le domaine des luttes menées en commun par des organisations de masse, c’est qu’il est beaucoup plus aisé qu’autrefois de se référer à sa propre expérience pour sensibiliser le public à une cause particulière. L’exemple le plus convaincant de cette évolution vers un monde dans lequel triompherait une conception purement individualiste de la révolte semble être celui des productions artistiques de ces dernières décennies. En effet, de nombreux artistes, dans des registres différents, conçoivent leur art comme un moyen d’inciter leur public à prendre conscience d’une réalité à laquelle ils ont été confrontés et à donner à leur aspiration au changement un caractère plus matériel. Ainsi en est-il par exemple de l’œuvre du sculpteur Ai Weiwei, forcé de quitter la République populaire de Chine en raison de son opposition au régime communiste et dont beaucoup des créations reflètent son combat en faveur de la liberté. Or, l’intérêt de cette nouvelle manière d’envisager la révolte tient au fait qu’elle incite celui·celle qui la porte à se battre avec vigueur pour des causes qui lui paraissent engager pleinement son existence et l’amènent ainsi à considérer, comme Albert Camus, que « ce n’est pas la révolte en elle-même qui est noble, mais ce qu’elle exige ».