« Hé scuse-moi ! T’aurais pas deux balles ? Y m’ manque deux balles pour mon billet de train ! ».

Mensonge, me dis-je. Facétieux sans-abri, tu croyais m’avoir avec ta combine à deux ronds ! Mais non, je les déjoue, moi tes tactiques à la con ! Je suis malin comme tout, au premier regard, j’ai tout vu : ta dégaine de laissé-pour-rien, ton haleine de bête à chagrin noyé dans l’alcool. Tes frusques trainées, vestiges d’une autre vie.

3,2,1, hop, discussion entre moi et moi:

  • Moi, je me dis,  j’peux pas l’aider. C’est trop tard.  C’est pas ça qui va le sortir du purin, sérieux. Il va s’acheter une canette de 8.8, c’est tout ce qu’il va faire…
  • Mais trop tard pour quoi au juste ? Pour lui filer deux balles ? Et pour dormir, il va aller où ? La Tuile, c’est cinq balles quand même… Et pour aller manger au Tremplin avec ses compagnons de déroute, c’est aussi cinq balles… Tu veux toujours pas donner ?
  • Hmmm gnia gnia gnia, fait chier. Si je donne à chaque fois, ça fait une sacrée quantité de pognon à la fin de l’année ! En plus, une fois j’ai donné 120 balles à l’association Save the children, alors…

Hé oui, ça fait chier de les cracher parfois, les deux balles ! On hésite ! On rechigne. Donner c’est difficile. Surtout quand on connaît pas. C’est vrai, au fond, on l’a gagné cet argent, merde ! Il nous appartient. Et pis deux balles c’est quand même le quart d’un paquet de clopes ! C’est pas rien dans une vie, cinq fois cinq minutes en moins… !

Et toi, vieil homme, tu es victime de mon argumentation veinée d’avarice. Diluée dans toutes les indifférences, la mienne passe à peu près inaperçue. Je ne suis qu’un autre passant t’ignorant à dessein… La société te l’a fait comprendre: normal que tu ne reçoives presque rien. Tu ne le mérites pas. Et moi, par peur d’entretenir les vices du pauvre hère, j’évite de lui donner trop souvent. Quel humanisme !  Au fond, je donne aussi pour recevoir… Qu’as-tu à m’offrir ? Je l’ignore. Jamais je ne te l’ai demandé.