Dans Le Procès de l’Homme Blanc (Éditions Arkuiris, 2005), Yann Quéro nous entraîne dans une intrigue politique à l’équateur du monde, dans une Singapour future confrontée aux conséquences ultimes de la crise écologique actuelle.
De Bandung à Singapour
En 2143, le monde est plongé dans une nouvelle ère glaciaire, consécutive au changement climatique du siècle précédent. L’Europe, la Russie et l’Amérique du Nord sont couvertes par les calottes polaires et la population mondiale s’est effondrée. Seuls subsistent quelques États vacillants entre lesquels le commerce et les communications sont difficiles. Parmi eux, la République de Singapour fait figure de Rocher de Gibraltar. Mais les conditions de vie sont rudes sur les rives enflées et polluées du détroit de Johor, dans une société où la condition féminine s’est radicalement dégradée.
C’est dans ce contexte moribond que le Président Tan, récemment élu à la fonction suprême d’un État autoritaire et censeur, entend défendre un projet d’infrastructures portuaires ambitieux mais anachronique : le Projet Kristal. Pour faire taire les oppositions, il se lance dans une manœuvre politique à l’initiative de sa brillante secrétaire tamoule Draupadī : le Procès de l’Homme Blanc. 200 ans après la Conférence de Bandung, le chef de l’État compte unifier la nation singapourienne et l’humanité survivante contre un ennemi commun et disparu.
Fantasme d’Orient et suspension d’incrédulité
Le Procès de l’Homme Blanc est un ovni romanesque qui mérite que l’on s’y attarde. Passons sur les coquilles (récurrentes) et les quelques incohérences scénaristiques. Dès les premières pages, l’auteur nous plonge dans une atmosphère étrangère et étouffante, en pleine séance du Présidium de la République de Singapour, à grand renfort de citations de Confucius ou de Lao-Tseu. Le but est clair : nous faire comprendre que l’Occident n’est plus qu’un lointain souvenir. La cravate du Président Tan, considérée comme un archaïsme, ne survivra pas au-delà du chapitre 2.
On devine à la lecture de ses notes biographiques le parcours atypique de Yann Quéro. L’auteur dispose d’une certaine connaissance de l’Orient asiatique. Rien qui permette de voir en lui un sinologue ou un spécialiste d’une autre civilisation de la région. Mais c’est un amateur féru. On serait curieux·ses de savoir ce que penseraient de son récit les Singapourien·ne·s de notre époque. L’amorce du roman est tintinesque, mais ça marche, suffisamment pour suspendre l’incrédulité des lecteur·rice·s européen·ne·s néophytes. On se laisse porter par le fil du récit.
La composition du texte n’est sans doute pas étrangère à cette captation. La narration passe sans prévenir de la 3ème à la 2ème personne et inversement, du présent de Draupadī à son passé sordide, selon un découpage qui chevauche les chapitres. Maladroit, déstabilisant, mais accrocheur à la manière d’un cliffhanger : le·la lecteur·rice ne peut s’arrêter de lire.
Une incohérence notable : comment les océans ont-ils pu monter si les calottes glaciaires se sont étendues ? Mais le calendrier est vraisemblable : « Les premières manifestations de dérèglement eurent lieu dans les années 2010, mais elles devinrent vraiment marquantes à partir de la décennie 2030/2040 », selon un article du Morning Straits. Does it ring a bell ?
Un avertissement cependant
Soyez prévenu·e·s : ce roman date de 2005. À ce moment-là, le hashtag #MeToo n’est même pas une lueur dans les méandres d’un Internet balbutiant. Et le récit est émaillé de scènes de viols dont Draupadī est la constante victime. Si vous avez pu regarder Game of Thrones de bout en bout, vous vous en sortirez avec un haussement de sourcil circonspect et une gêne certaine. Les âmes plus sensibles ou plus morales éviteront la lecture de ces passages, voire du roman.
Ce qui serait dommage. Tiraillé entre des défauts évidents, des artifices scénaristiques grossiers mais captivants, et une structure narrative calibrée pour retenir l’attention, Le Procès de l’Homme Blanc réalise un renversement complet des perspectives, plaçant la civilisation industrielle sur le banc des accusé·e·s d’une société singapourienne apocryphe.
À notre connaissance, le roman est indisponible en Suisse. Pour se le procurer, le plus simple reste de le commander au format électronique sur le site français d’une grande enseigne française de librairie et bric-à-brac. Le prix sera modique et la lecture, rapide et absorbante.
Les dessins qui accompagnent cet article sont l’œuvre de notre estimé illustrateur Antoine Bouraly. Vous pouvez découvrir son travail sur sa page Facebook : https://www.facebook.com/antoine.bouraly