L’équilibre des Forces

Les événements tragiques qui secouent l’Ukraine depuis février 2022 sont l’aboutissement de nombreuses tensions relatives à la situation géopolitique du pays. Retour historique sur la crise ukrainienne…

Le 24 février 2022, le monde se réveille sur les images glaçantes des premières frappes de missiles touchant Kiev et les autres grandes villes d’Ukraine. L’invasion russe qualifiée par le Kremlin d’”opération militaire spéciale de démilitarisation et de dénazification” est officialisée. Or si une partie du monde occidental se remet à peine du choc d’une guerre “tombée du ciel”, les germes de ce conflit sont à trouver dans une longue histoire géopolitique des plus complexes…

Des tensions historiques

“Le territoire correspondant à l’Ukraine actuelle n’a cessé d’être tiraillé entre ses puissants voisins” constate Jean-François Fayet, professeur en histoire contemporaine spécialiste de la politique d’Europe de l’Est. L’Ukraine est le produit d’un vaste mélange culturel résultant des nombreuses invasions qui ont marqué le territoire depuis l’avènement de la Rus’ de Kiev, premier grand État slave duquel ont découlé la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine modernes. Tour à tour aux mains des mongoles puis des polonais, c’est au 16ème siècle que les premiers cosaques s’installent sur le territoire ukrainien : “Les cosaques sont majoritairement slaves et orthodoxes, encore que le terme désigne moins un groupe ethnique qu’une fonction, un statut” explique Jean-François Fayet:  “Ils étaient les gardiens de la steppe contre les invasions nomades.” Certains grands commandants militaires cosaques font figure de symboles d’émancipation et d’indépendance quant aux puissances polonaises et russes, illustrant déjà les pages d’un roman national ukrainien. Mais au 17ème siècle, la Russie s’empare de Kiev, puis le siècle suivant de la rive droite du Dniepr, lors des partages de la Pologne..

©Martin Vonlanthen

“Au cours du 19ème siècle, l’industrialisation de l’Ukraine a engendré un prolétariat en majorité russe ou russophone attachés à la Russie. Ils sont surtout présents dans le Donbass avec les villes de Donetsk et Lougansk construites autour des mines de sel, puis de houille ” continue Jean-François Fayet. Alors que les élites urbaines et le prolétariat s’accommodent de la domination russe, le reste du pays – une grande majorité de paysans ukrainiens – a des velléités indépendantistes. Celles-ci ne seront assouvies que brièvement au début du 20ème siècle dans la foulée de la première guerre mondiale et des Révolutions russes de 1917. Rattachée dès 1923 à l’Union soviétique, la République soviétique fédérative d’Ukraine voit son territoire s’étendre à la suite du pacte germano-soviétique: “Ce n’est qu’en 1954, à l’occasion du 300e anniversaire du Traité de Pereïaslav, que s’effectue le rattachement de la Crimée à l’Ukraine soviétique, un geste devant symboliser leur alliance éternelle.” Le territoire n’obtiendra son indépendance et sa souveraineté aux yeux de la communauté internationale qu’en 1991, causant ainsi la dislocation de l’URSS.

Cette indépendance est obtenue dans la foulée des négociations entre les puissances occidentales et la Russie. En effet, pour obtenir le rattachement de l’Allemagne à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), le secrétaire d’Etat américain James Baker promet à Mikhaïl Gorbatchev et Edouard Chevardnadze que l’OTAN ne s’étendrait pas vers les pays de l’Est, l’Ukraine comprise[1]. En 1997 cependant, l’OTAN adopte une politique d’élargissement qui sera qualifié par le diplomate américain George Kennan de “plus fatale erreur de la politique américaine depuis la fin de la guerre froide.”[2] Gilbert Casasus, politologue et professeur en études européennes à l’Université de Fribourg revient sur cette période : “Il y a eu des erreurs graves dans l’appréhension de la fin de l’Union soviétique par le monde occidental. Il ne faut jamais humilier son adversaire, surtout lorsqu’on l’a battu.”  De fait, depuis 1999, les élargissements de l’OTAN continuent d’être mal perçus par le Kremlin, alimentant des frustrations d’autant plus attisées par les politiques locales des pays limitrophes à la Russie.

L’Ukraine a en effet connu depuis l’élection en 2005 du président Viktor Ioutchenko un mouvement pro-occidental soutenu par l’ouest ethniquement ukrainien et plus urbanisé que l’Est russophone, rural et largement dépendant des liens économiques du pays avec sa grande voisine.  Les années 2013 et 2014 voient l’Ukraine devenir le lieu de tensions internes et externes toujours plus vivaces.  Celles-ci éclatent à l’occasion des protestations “EuroMaïdan” qui secouent le pays après que le président pro-russe Ianoukovitch a refusé de signer un accord d’association avec l’Union Européenne (UE). Ce qui commence comme un mouvement pacifique et démocratique dégénère en manifestations violentes à mesure que des milices fascistes pro-européennes interviennent, causant une forte répression gouvernementale. Les conséquences d’EuroMaïdan sont l’élection d’un gouvernement intérimaire et la signature de l’accord d’association avec l’UE.

Ce nouveau gouvernement est considéré par le Kremlin comme un coup d’Etat fasciste permis par une ingérence occidentale, Moscou ayant vu d’un mauvais œil le soutien public d’acteurs européens et américains à la révolution de Maïdan. À cela s’ajoute le financement continu par des ONG américaines de groupes politiques pro-européens. Le gouvernement russe s’appuiera sur ces éléments afin de justifier l’annexion en 2014 de la Crimée ainsi que le soutien officieux aux républiques séparatistes pro-russe du Donbass, formées en réaction à EuroMaïdan et à la politique résolument anti-russe de certains partis d’extrême-droite comme Svoboda ou “Patrie”, certes minoritaires dans le gouvernement ukrainien. Ces événements ont donné lieu à un conflit entre les milices séparatistes et le gouvernement ukrainien appelé “Guerre du Donbass”.

Les accords de Minsk

©Martin Vonlanthen

Aux origines du mouvement EuroMaïdan, le refus de Viktor Ianoukovitch de signer l’accord d’association avec l’Europe. En effet, si l’Ukraine et la Russie avaient déjà un accord de ce type, des ponts se créent en 2011 entre l’Ukraine et l’UE qui propose à Viktor Ianoukovitch un accord de libre-échange. Moscou, craignant que ce nouvel état des choses ne bouscule l’équilibre économique russe, décide de couper ses liens avec Kiev, affaiblissant davantage une Ukraine déjà touchée par la crise économique de 2008. S’il y a une tentative de mise en place d’un accord trilatéral entre la Russie, l’Ukraine et l’UE, il est refusé par le président de la commission José Manuel Barroso. À l’évocation de cet évènement, Gilbert Casasus se montre sans équivoque : « Barroso était un président faible de l’UE et cette proposition tenait compte de la faiblesse d’une UE gérée faiblement. En revanche, les accords de Minsk, proposés par la France et l’Allemagne, étaient plus stables et plus prometteurs. Ils n’étaient certes pas parfaits et demandaient des sacrifices à l’Ukraine.” nuance-t-il en évoquant comment un statut neutre aurait pu être attribué aux régions du Donbass et de la Crimée : ”On aurait même pu mettre en place un référendum sous contrôle international.  Il aurait fallu au moins tenir compte des préférences des gens habitant ces régions.”

Si les accords de Minsk sont controversés au sein même de l’UE, Jean-François Fayet estime que c’est Kiev qu’ils agacent le plus alors que le Kremlin y est plutôt favorable : “En 2021, Poutine a tenté de proposer un plan global, visant à mettre un terme à l’élargissement de l’OTAN et à la coopération militaire avec les ex-républiques soviétiques, ainsi qu’à retirer un certain nombre d’infrastructures militaires américaines d’Europe de l’Est. Estimant que les Accords de Minsk n’ont pas été s par les Ukrainiens et que les Etats-Unis ne veulent pas sérieusement entrer en matière, ayant l’impression qu’on ne le prend pas sérieux, se sentant peut-être humilié, il a apparemment considéré que la guerre était la seule façon de modifier le rapport de force.” rappelle Jean-François Fayet

L’équilibre des Forces

Pour Gilbert Casasus, une autre élément-clé dans l’escalade du conflit fut l’abandon du principe de l’équilibre des forces, regrettant une Europe trop faible militairement et politiquement, incapable d’accéder aux demandes légitimes d’équipement militaire des pays limitrophes à la Russie et impuissante face à l’OTAN et aux Etats-Unis surarmés : “On ne fait pas la paix en désarmant mais en maintenant l’équilibre. Si les deux côtés baissent leur arsenal de façon proportionnelle, on fait la paix.  Mais s’il y en a un qui désarme et l’autre qui ne désarme pas, il y a un déséquilibre et c’est la guerre.” À ce titre, Roland Dumas, ancien ministre français des affaires étrangères accusait dans un entretien de 2022[3] les forces américaines de surarmement d’avoir déstabiliser cet équilibre : “ La politique de réarmement américaine n’est pas destinée à l’Europe mais à d’autres régions” tempère cependant Gilbert Casasus: “Mais il est sûr et certain que cette politique peut générer des questions auprès de potentiels ennemis des Etats-Unis, car elle remet en question le principe de l’équilibre des forces.”  L’exercice diplomatique n’est donc selon Gilbert Casasus réellement efficace qu’avec des moyens de pression équivalents chez les parties négociantes.

“C’est vraiment un regret que nous pouvons avoir, celui d’une incapacité des Européens -Suisses compris – à conduire une politique extérieure commune et indépendante de celle des Etats-Unis, en particulier s’agissant de nos relations avec la Russie,” observe Jean-François Fayet qui, dans le même temps, rappelle l’occasion manquée d’un espace européen avec la Russie lors du premier mandat de Boris Eltsine dans les années 90. La “Maison commune européenne” de Gorbatchev et la désescalade ont été abandonnées au profit d’une guerre entre impérialistes dont le peuple ukrainien semble encore et toujours faire les frais…

 

[1]   David Teurtrie, D. T. (2022, 25 février). Ukraine, pourquoi la crise. le Monde diplomatique.

Ukraine, pourquoi la crise, par David Teurtrie (Le Monde diplomatique, février 2022)

[2] George F. Kennan, G. F. K. (1997, 5 février). A Fateful Error. The New York Times.

Opinion | A Fateful Error – The New York Times

[3] Olivier Berruyer, O. B. (2022, 13 février). Comment l’Occident a promis à l’URSS que l’OTAN ne s’étendrait pas à l’Est, par Roland Dumas, ex-ministre des affaires étrangères. Les-Crises.fr. https://www.les-crises.fr/comment-l-occident-a-promis-a-l-urss-que-l-otan-ne-s-etendrait-pas-a-l-est-par-roland-dumas-ex-ministre-1990-promesse/