Suisse et Russie : une histoire commune ?

En complément à l’article « l’équilibre des forces », Spectrum propose un entretien avec Jean-François Fayet, professeur en histoire contemporaine et spécialiste de la politique d’Europe de l’Est où il est question d’Histoire, de géopolitique et de neutralité.

 

Spectrum : Quels liens ont entretenu la Russie et la Suisse tout au long de l’histoire ?

Jean-François Fayet : Ces liens sont le produit d’une relativement longue et intense histoire de plus de deux siècles, mais avec des ruptures. Il convient d’ailleurs de rappeler le rôle déterminant joué par la Russie dans la configuration de la Suisse contemporaine, d’un point de vue géopolitique. C’est dans la perspective du Congrès de Vienne, en 1814, que des relations officielles sont initiées par Alexandre 1er, qui envoie un émissaire auprès de la Diète fédérale : Jean Capo d’Istria. Ce dernier, qui a contribué à rédiger le Pacte fédéral de septembre 1814, défend à Vienne l’unité, l’indépendance et la neutralité d’une Suisse élargie au Valais, à Genève et à Neuchâtel. Cette relation connaît toutefois de nombreuses ruptures, à l’image des relations entretenues par la Russie avec le monde extérieur. Les événements de 1848 marquèrent une première césure : le très conservateur Nicolas Ier gela les contacts diplomatiques et suspendit sa garantie de la neutralité. Si, dès son arrivée au pouvoir, Alexandre II reconnut le Conseil fédéral comme gouvernement légitime de la Suisse, il ne manqua pas de déplorer la séparation de Neuchâtel de la monarchie prussienne. Durant la seconde partie du 19e siècle, c’est surtout la politique d’asile libérale de la Confédération, dont bénéficièrent nombres d’opposant.e.s dont Mikhaïl Bakounine, Vera Zassoulitch, Gueorgui Plekhanov ou encore Vladimir Ilitch Lénine au régime autocratique, qui allait constituer un point de tension entre les deux Etats, sans interrompre leur relation.

©Martin Vonlanthen

Mais l’arrivée au pouvoir des bolcheviks, dont la plupart des dirigeants avaient séjournés en Suisse pendant la guerre, inaugure une nouvelle période de tensions. En effet, le rôle prêté par la presse et les autorités suisses aux bolcheviks dans la préparation de la grève générale de novembre 1918, l’expulsion qui s’en est suivie de la mission soviétique dirigée par Berzine, la mise à sac de la légation suisse de Petrograd, le meurtre du caissier de la Légation, et la ruine des quelque 6 000 Suisses de Russie ont, dès l’origine, creusé un fossé de haine, accentué par le travail des organisations d’émigrés blancs très implantées en Suisse romande. Après l’acquittement par un tribunal de Maurice Conradi, un Suisse de Russie qui en 1923 avait assassiné l’observateur soviétique à la conférence de Lausanne, l’Union soviétique décrète le boycott de la Suisse. Si un arrangement mettant fin au boycott intervient en 1927, le Conseil fédéral s’oppose à toute reconnaissance diplomatique jusqu’en 1944. Effectives dès 1946, les relations officielles restent durant toute la Guerre froide caractérisées par de la suspicion.

Après la disparition de l’URSS, les relations avec la Fédération de Russie se développent dans tous les domaines : diplomatique, humanitaire, économique, culturel et même militaire. Depuis 2007, la Russie est l’un des partenaires prioritaires de la politique étrangère suisse, sur la base d’une vraie complémentarité économique, et d’intérêts diplomatiques communs, ou supposé tels.

Offrant ses bons offices dans la guerre opposant la Russie et la Géorgie, la Confédération accueille aussi en 2009 le président “par intérim” Dimitri Medvedev.

Mais les relations se détériorent à nouveau après la crise ukrainienne de 2014, alors que le Conseiller fédéral Didier Burckhalter préside l’OSCE. Depuis 2015, la Suisse fait preuve de plus de réserve, annulant ou gelant les visites officielles et la coopération militaire.

On voit ainsi que cette relation, longue et asymétrique entre ce gigantesque Empire, l’une des grandes puissances depuis le 18e siècle, et la petite Suisse, fédérale et libérale, n’a pas manqué de ruptures et de retrouvailles.

Comment se fait-t-il qu’autant de suisses se trouvaient en Russie au moment de la Révolution d’Octobre ?

Il faut souligner qu’à toutes les époques, les relations entre les deux pays dépassent le cadre diplomatique, c’est-à-dire étatique, pour s’inscrire dans un tissu d’échanges politiques, économiques, mais aussi culturels, scientifiques et sportifs, impliquant de part et d’autre, des acteurs issus de la société civile.

Ainsi, entre la fin du XVIIe siècle et 1917, plus de 20 000 Suisses s’installèrent temporairement ou définitivement dans l’Empire russe : officiers (François Le Fort), précepteurs (Frédéric-César de La Harpe et Pierre Gilliard), gouvernantes, savants (Daniel Bernoulli, Leonhard Euler et Niklaus Fuss), médecins, architectes (Domenico Trezzini et Domenico Gilardi), théologiens, confiseurs, fromagers, industriels et commerçants. Ces Russlandschweizer constituèrent des communautés prospères dans les principales villes de l’Empire, pendant que d’autres fondèrent des colonies, telles Chabag en Bessarabie et Zürichtal en Crimée, profitant des avantages offerts aux agriculteurs étrangers.

Que représente la Suisse pour les Russes ?

Les Russes connaissent la Suisse depuis le 19e siècle grâce aux récits de Nikolaï Karamzine dans son ouvrage Les lettres d’un voyageur russe, 1792-1792 et au passage, en 1799, du col du Gothard par l’armée d’Alexandre Souvorov. Cet épisode, l’un des plus légendaires de l’histoire militaire russe, a créé un désir d’Alpes, ce qui permet à la Suisse, souvent qualifiée de “province de trois civilisations”, d’occuper une place importante dans l’imaginaire russe. Pour les autorités russes, la Suisse est un élément stratégique de l’équilibre européen, un Etat tampon et neutre. Aux yeux de la diplomatie russe, la Confédération représente aussi un poste d’observation stable et bien situé au cœur de l’Europe occidentale. En revanche, les intérêts économiques prédominent dans la politique de la Confédération envers la Russie, et cela quelles que soient les époques.

Certains disent que la Suisse n’a pas été neutre par rapport à la Russie. Qu’en pensez-vous ?

Même si elles sont plus radicales, les dernières sanctions adoptées en lien avec la guerre actuelle s’inscrivent dans le prolongement de celles qui avaient été prises dès 2014, à la suite de l’Union européenne via les ordonnances du Conseil fédéral. Et leur radicalité est à relativiser, si on les compare à d’autres mesures appliquées à la Russie au cours du 20e siècle.

La Suisse déploya en effet à l’encontre de l’Union soviétique toute la gamme des mesures de rétorsion disponibles, à l’exception de la guerre elle-même : expulsion, en novembre 1918, de la mission soviétique alors que le consul de l’ancienne Russie est officiellement reconnu à Genève jusqu’en décembre 1922; mesures de contre-boycott adoptées au lendemain du Procès Conradi, refus d’accorder des visas aux Soviétiques, opposition à l’adhésion de l’URSS à la SdN en 1934 ; soutien à l’opération Barbarossa par le biais de la mission sanitaire suisse sur le front de l’Est… Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les Soviétiques exigent d’ailleurs du Gouvernement fédéral, comme préalable à la reconnaissance diplomatique, qu’il « regrette l’attitude inamicale que la Suisse avait eue précédemment à l’égard de l’URSS. »

Cette non-reconnaissance s’était accompagnée d’un anticommunisme ayant acquis le statut de quasi-doctrine d’Etat. Dès l’origine, les relations avec l’URSS avaient été envisagées dans la seule perspective, largement fantasmée, du danger communiste ou révolutionnaire en Suisse, favorisant l’adoption de toutes une série de dispositions pénales visant à la criminalisation du communisme à l’instar du décret du 2 décembre 1932 rendant incompatible un emploi dans l’administration fédérale avec l’appartenance  aux organisations communistes, ou de ceux du 3 novembre 1936 contre les « menées communistes », auxquels s’ajoutent encore l’interdiction des Partis communistes dans plusieurs cantons puis, au niveau fédéral, en 1940.

La situation ne connait guère de changement après le rétablissement des relations diplomatiques en 1946. Durant la Guerre froide, l’anticommunisme s’est imposé comme une composante de l’identité helvétique : pensons aux manifestations devant l’ambassade soviétiques de Berne en 1956, à la suite de répression du soulèvement hongrois par l’Armée rouge, puis à celle de 1968, quand les troupes du Pacte de Varsovie occupèrent la Tchécoslovaquie. Cela n’est donc pas la première fois que la Russie reproche à la Suisse son manque de neutralité, et le qualificatif d’Etat inamical, désormais utilisé par la Russie à propos de la Suisse, reste modéré. Car la neutralité de la Suisse reste utile à la Russie, comme elle le fut pour l’URSS.