La folle histoire de Grupa Centrum
Depuis l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février 2022, des milliers de réfugié.e.s arrivent en masse dans la ville de Varsovie. En réaction à l’inaction gouvernementale, de nombreux groupes de volontaires se sont organisés pour prendre en charge l’afflux massif. Spectrum est allé à la rencontre de plusieurs de ces groupes…
Le 24 février 2022, les missiles russes attaquent Kiev. La majeure partie de l’Ukraine est contrainte de quitter le pays. La Pologne, pays limitrophe à l’Ukraine devient très vite le refuge de plusieurs millions d’Ukrainien.ne.s. Le gouvernement polonais pratique cependant depuis plusieurs années une politique fermement anti-réfugié.e.s et est loin d’être préparé pour le soudain afflux de millions de personnes. Varsovie, la capitale de la Pologne, est la ville la plus touchée par ce phénomène. Face à l’inaction gouvernementale, la société civile a dû se charger de l’accueil des nombreuses familles, composées majoritairement de femmes et d’enfants, dans un élan de solidarité sans précédent pour la Pologne.
L’un des mouvements volontaires les plus emblématiques se trouve à la gare centrale de Varsovie: Grupa Centrum. “On pourrait faire un film sur ce qui s’est passé là-bas” s’exclame Dominika Losota, activiste climatique de 20 ans ayant suivi avec attention les événements de la gare centrale de Varsovie: “Il y avait des milliers et des milliers de réfugié.e.s arrivant à la gare centrale de Varsovie tous les jours. Les gens sont allés là-bas et ont demandé sur les réseaux sociaux si de l’aide était apportée. Personne ne le savait.” Face au manque de prise en charge étatique, quelques personnes ont commencé à se rendre à la gare régulièrement. À mesure que les jours passaient, le groupe a commencé à s’élargir jusqu’à ce que des influenceur.euse.s s’intéressent au phénomène : “Le groupe a convaincu le chef de la gare centrale de faire du centre d’information de la gare un lieu spécifiquement pensé pour les réfugié.e.s avec des endroits spécifiques pour la nourriture, pour l’approvisionnement, etc… Tout d’un coup, on a eu des youtubeur.euse.s, des gens qui faisaient des vidéos de maquillage, des gens qui n’ont rien à voir avec l’activisme qui ont participé à la mise en place de ce système massif de soutien aux réfugié.e.s” raconte Dominika.
Une mobilisation populaire sans précédent
Aujourd’hui, l’intérieur de la gare est rempli de volontaires accoutré.e.s de gilets jaunes ou oranges. Ils se déplacent autour de trois guichets d’informations répartis sur le rez-de-chaussée de la gare. Non loin d’une sortie se trouve également une tente où des pompiers s’activent afin d’aider les bénévoles: “le gouvernement a enfin compris qu’avec tout ce bazar, il fallait au moins faire quelque chose. Ils sont venus et ont apporté un peu d’aide” explique Dominika. Les volontaires acheminent fréquemment les réfugié.e.s ukrainien.e.s à l’extérieur de la gare où se trouvent deux grandes tentes. L’une d’entre elles sert de cantine. L’autre, placée juste en face, est un lieu d’approvisionnement. Deux militaires sont chargés de vérifier les passeports afin de permettre l’accès aux deux tentes. Il faut en effet posséder un passeport ukrainien timbré pour avoir accès à ces services. Ces timbres, délivrés à la frontière, sont censés fournir la preuve que les individus qui les reçoivent sont bel et bien des réfugié.e.s. Les timbres leur permettent également d’avoir accès au numéro PESEL, le numéro de sécurité sociale en Pologne qui permet aux réfugié.e.s d’accéder aux droits fondamentaux des citoyen.ne.s polonais.e.s ainsi qu’à une rente mensuelle. Selon Olga, jeune volontaire de 22 ans, ces mesures ont été rendues nécessaires suite à des abus de la part d’Ukrainien.ne.s expatrié.e.s en Pologne depuis longtemps, profitant lors des premières semaines de l’invasion russe du soutien de Grupa Centrum: “Il faut que l’on contrôle tout, tout le temps” affirme-t-elle, “Si quelqu’un me demande une poussette, je lui demande directement la preuve qu’il.elle a un enfant”
Une situation paradoxale à plus d’un titre car, comme l’explique Olga, nombre de réfugié.e.s se retrouvent sans timbre, l’afflux aux frontières étant bien trop élevé pour que chaque individu puisse recevoir le sien. À cela, il faut ajouter le fait que les Ukrainien.ne.s ne sont pas toujours directement passé.e.s par la Pologne : “L’aide du gouvernement est pour les réfugié.e.s. S’ils.elles sont allés ailleurs, ils.elles ne sont pas exactement des réfugié.e.s d‘Ukraine.” explique Rut, volontaire de 26 ans étudiant le journalisme. Cette dernière travaille à Grupa Centrum dans la section “transport”: “J’informe les gens sur où ils peuvent aller, comment ils peuvent y aller, s’il y’a des logements et s’il y’a des cours de langues sur place.” Car si les premiers temps de l’invasion, alors que l’arrivée quotidienne d’Ukrainien.ne.s avait atteint un pic, ces dernier.ère.s étaient contraints de dormir à l’étage, la gare centrale n’a pas vraiment changé de fonction; elle reste un lieu de transit vers d’autres habitations, plus sûres, voire vers d’autres pays. Certain.e.s vont plus à l’ouest de l’Europe. D’autres, surtout les plus âgé.e.s, rentrent en Ukraine. Dans la gare, des panneaux traduits en plusieurs langues indiquent “de meilleures possibilités se trouvent dans les plus petites villes.” Olga confie que fournir de la nourriture à l’emporter est important afin de permettre aux réfugié.e.s de prendre un autre transport rapidement.
Une organisation toujours plus léchée
Grupa Centrum est devenu au fil du temps une structure de mieux en mieux organisée. Au départ les réfugié.e.s étaient orienté.e.s vers des familles qui voulaient bien mettre à disposition leurs foyers. Les citoyens pouvaient ainsi s’inscrire via des plateformes en ligne afin de proposer des habitations. Cette logistique complexe a été délaissée au profit de lieux communautaires s’apparentant à des camps, souvent gérés par les administrations provinciales. Olga nous parle notamment du bâtiment de la Global EXPO, situé dans le quartier de Zoran, dans la périphérie de la ville. Il sert également de lieux de transit mais principalement vers d’autres pays européens.
L’approvisionnement en nourriture a suivi une évolution similaire. Le groupe de la gare centrale était à l’origine principalement aidé par les restaurants et les traiteurs locaux mais le groupe a pu, après un certain temps, s’adjoindre les services de l’ONG World Central Kitchen qui s’occupe de la préparation de nourriture dans les situations de crises.
Olga déclare avec un peu d’hésitation et un petit sourire être la “représentante des ressources humaines du mouvement”. Elle s’occupe de former les nouveaux volontaires qui viennent spontanément proposer leur aide. Ceux.celles-ci sont majoritairement issu.e.s de la société civile polonaise mais certain.e.s Ukrainien.ne.s ayant retrouvé une certaine stabilité à Varsovie sont récemment venu.e.s grossir les rangs de Grupa Centrum, apportant une aide précieuse au niveau de la communication avec les Ukrainien.ne.s. Les responsables du groupe ne sont pas nombreux et s’occupent majoritairement de la présence de volontaires sur le lieu comme l’explique Rut: “On a des shifts coordinators pour s’assurer qu’il y ait toujours des volontaires à la gare.”
Les médias à la rescousse
L’attention médiatique s’est révélée particulièrement utile pour l’action à la gare centrale. Cela a permis au mouvement de recevoir l’aide dont il avait besoin tout en interpellant directement le gouvernement :”ils ont appelé plusieurs médias pour qu’ils reportent la situation. Ils se sont dit que si on appelait pas les médias pour décrire la situation, ce serait une catastrophe. Ça a été un tournant. Soudain le maire de la ville s’est réveillé et, à la place de ne mettre que le drapeau ukrainien sur le palais, il a décidé d’enfin apporter de l’aide systémique” explique Dominika avec consternation. “La presse est notre plus grand pouvoir” confirme Olga avant de mettre en avant le rôle des influenceur.euse.s qui constituent une excellente vitrine pour le mouvement. Ces dernier.ère.s attirent beaucoup de monde et leurs storys s’avèrent être particulièrement efficaces dès qu’il s’agît de faire venir du matériel rare rapidement et en grande quantité. Grupa Centrum se sert également abondamment des réseaux sociaux. Les membres du groupe partagent des storys avec des listes de choses dont ils.elles ont besoin. Les efforts du groupe de la gare centrale auront même réussi à attirer l’attention des grandes entreprises:” Colgate nous a fourni des milliers de pâtes dentifrices” s’amuse Olga
Bien que la mécanique de Grupa Centrum soit désormais bien huilée, la charge de travail pour les volontaires reste énorme. Olga se rend à la gare tous les week end et tous les jours après avoir fini sa journée de travail à 17 h. Certaines de ses gardes pouvaient durer jusqu’à trois heures du matin. “Un jour, j’ai pleuré toute la journée. Une autre fois, j’ai crié sur d’autres gens et j’ai dû prendre 2 jours de congé. Quand je suis revenue, j’ai décidé de ne plus rester 12 heures comme avant mais 8 heures.” confie Rut pour qui l’inaction gouvernementale vis-à-vis des réfugiés représente un “véritable manque de respect”.
Des activistes livré.e.s à eux.elles-mêmes
Olga affirme que Grupa Centrum n’a jamais reçu un centime de la part de l’état polonais. La seule aide gouvernementale présente à la gare centrale se limite à la présence de quelques pompiers, policiers et militaires qui apportent un peu de soutien logistique. Près d’une des entrées de la gare, Olga pointe un point d’information appartenant au gouvernement. Trois personnes sont assises à un petit stand décentré dans la gare. Selon Olga, personne ne sait vraiment ce qu’ils.elles font là. Selon Rut, les représentant.e.s du gouvernement à la gare centrale informeraient les réfugié.e.s sur les démarches à suivre pour l’obtention d’un numéro PESEL mais il est difficile de s’en assurer car le membres du stand du gouvernement refuse de répondre aux questions de la presse à moins d’une autorisation officielle. À quatre reprises, Spectrum s’est vu refusé une entrevue avec la coordinatrice du stand. Le plus souvent, ils.elles renvoient qui recherchent des informations vers les volontaires de Grupa Centrum…
Malgré un fonctionnement efficace, il est légitime de se demander si une action comme Grupa Centrum tiendra sur le long terme :“ On ne sait pas. Le gouvernement doit vraiment prendre ses responsabilités” s’inquiète Olga, “Ils voient qu’il y a quelque chose qui est déjà organisé, alors ils laissent les volontaires se débrouiller. Mais les gens doivent retourner travailler. Le gouvernement nous dit des choses qu’il ne fait pas” s’agace la jeune volontaire. Malgré tout, Rut reste quant à elle motivée à soutenir l’effort citoyen et la population ukrainienne: “Je resterai tant que ce sera nécessaire. À la fin du mois je pars amener des provisions à Lviv.”
Loïs Pythoud, Mathias Cadena, Yvan Pierri