En créant Yoko Tsuno, Roger Leloup marque d’une pierre blanche l’histoire de la bande dessinée belge du 20ème siècle. Son héroïne aura su conquérir les cœurs et les rêves d’une génération entière d’enfants.
« Faites attention, une femme dans la bande dessinée, ça n’a jamais marché », lui aurait dit Hergé. La bonne blague.
Naissance d’une héroïne avant-gardiste
Publiées à partir de 1970 dans le Journal de Spirou, les aventures de Yoko Tsuno remportent rapidement un vif succès. Pensée à l’origine comme un personnage secondaire, la brillante électronicienne prend l’ascendant sur ses deux comparses masculins, Vic et Pol, dès les premières planches du premier album, Le Trio de l’étrange. Une femme aux commandes, une innovation pour l’époque !
D’autant que Yoko Tsuno n’est pas une simple beauté de porcelaine. Certes, son personnage exhibe des traits de caractère réputés féminins : elle est émotive, manifeste une grande compassion, y compris pour ses ennemi·e·s, et elle deviendra même mère, en adoptant la petite Rosée du Matin (tome 16, Le Dragon de Hong Kong). Mais c’est aussi une meneuse, à la répartie parfois cinglante dans les premiers opus, un trait qui s’adoucira avec le temps. Elle exerce un métier technique, elle est forte, agile et courageuse, indépendante et intelligente, des caractéristiques jusque-là réservées à des personnages masculins. Car les femmes sont à l’honneur dans l’œuvre de Roger Leloup. Khâny, Ingrid Hallberg, Monya, et plus récemment Emilia MacKinley : depuis une cinquantaine d’années, le dessinateur belge peint autour de son héroïne une galerie de figures féminines fortes et diverses, qui sont autant de modèles pour les jeunes lecteur·rice·s.
Évanescence d’un chef-d’œuvre du 9ème art
Quand j’étais petit, on trouvait tous les albums dans les rayons des librairies. C’est comme ça que, adolescent, j’ai découvert les aventures de Yoko Tsuno en squattant les allées d’une célèbre enseigne française. Aujourd’hui, cette aventurière humaniste semble disparaître des étagères. Je m’en aperçois lorsque je décide de commencer enfin ma propre collection. Sur les étals ne restent que les histoires les plus récentes. Pourtant, à plus de 80 ans, Roger Leloup reste fidèle au poste et continue de nous narrer les aventures de l’astucieuse Japonaise !
J’en discute avec ma libraire. Née dans les années 1970, elle a grandi avec l’électronicienne de fiction. Et elle me confirme la tendance. Il faut dire que ce sont surtout des quarantenaires, voire des cinquantenaires, qui suivent les péripéties de Yoko, hommes dont les cœurs de petits garçons battirent pour l’intelligente Japonaise, et femmes dont les rêves de petites filles purent s’élever vers d’autres idéaux que ceux que la société voulait bien leur assigner. Quand j’évoque l’œuvre de Roger Leloup auprès des gens de ma génération, le nom de Yoko Tsuno évoque parfois encore un souvenir évanescent. Tandis que, chez les vingtenaires, l’ingénieure d’encre et de papier semble rejoindre Ozymandias dans l’oubli.
Réminiscence d’une héroïne du 21ème siècle
À mesure que passent les générations, la bande dessinée franco-belge se réduit dans l’imaginaire collectif à un aréopage de figures masculines trop bien connues. À l’heure des luttes féministes et environnementales, il n’y aurait donc point de place dans nos souvenirs et dans nos cœurs pour Yoko Tsuno ? Comment cette héroïne moderne et humaine a-t-elle pu échapper à la mémoire de la jeune génération ?
Pour moi, c’est tout décidé : quand il grandira, j’offrirai à mon neveu les albums de Yoko Tsuno. Je veux qu’il puisse grandir avec une référence féminine forte, parmi les Tintin et autres Astérix. Et cet article est ma modeste contribution à la gloire d’un personnage magnifique.
Alors à vous, jeunes héroïnes et héros du 21ème siècle, je vous le dis : Rappelez-vous de Yoko Tsuno ! Ramenez-la à la lumière d’un siècle auquel elle appartient plus que jamais ! Et que vos enfants s’enrichissent elles et eux aussi à la lecture de ses aventures.
Crédit images : Roger Leloup.