Jean-François Fayet est le nouveau professeur ordinaire d’histoire contemporaine. L’occasion de parler de la Russie avec ce spécialiste.
« Le terme de propagande est toujours utilisé pour qualifier le discours des autres, jamais le sien »
-Jean-François Fayet
Quelles sont vos premières impressions à l’Université de Fribourg ?
Excellentes ! J’ai reçu un accueil très chaleureux au sein du Domaine d’histoire contemporaine et de la Faculté des Lettres. Il faut dire que j’arrive dans un lieu connu. Avant ma nomination, les collègues m’avaient invité à plusieurs reprises à l’Université de Fribourg pour donner des cours et des conférences. Je connais donc déjà les membres de cette équipe avec laquelle je partage de nombreux intérêts thématiques comme la diplomatie culturelle, l’histoire politique, l’Europe de l’Est…
Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire de l’Histoire ?
C’est par un long parcours que je suis arrivé à l’histoire. J’étais dans un premier temps attiré par la science politique, puis par l’anthropologie sociale. Je lisais beaucoup d’auteurs comme Lévi-Strauss, Georges Dumézil ou encore Pierre Clastres. Par la suite, c’est l’historien français Marc Ferro, qui m’a donné le gout de l’histoire. J’ai effectué mon master en histoire russe sous sa direction. J’étais fasciné par sa capacité à expliquer l’actualité, c’était l’époque de la
, à partir des forces profondes de la société russe.Un autre aspect m’ayant conforté dans l’idée de suivre cette voie est le rapport de l’historien aux archives. En 1991, alors que je commençais à réfléchir à un sujet de thèse, l’Union soviétique s’est dissoute, provoquant l’ouverture illimitée des archives. Le rêve de plusieurs générations d’historiens ! Je suis donc parti à la découverte des archives moscovites, que je n’ai plus jamais cessé de visiter. Cela représentait et représente encore une révolution archivistique sans équivalent.
« L’Histoire m’apparaît comme une réponse plus pertinente aux interrogations de nos sociétés que les débats actuels sur l’identité »
-Jean-François Fayet
Quel est le rôle de l’histoire dans notre société actuelle ?
L’histoire est aujourd’hui plus sollicitée que jamais. Le besoin de sens se fait ressentir d’une façon presque paroxystique dans nos sociétés marquées par le culte de l’immédiateté. Elle m’apparait surtout comme une réponse plus pertinente aux interrogations de nos sociétés que les débats actuels sur l’identité.
L’histoire permet en effet d’approcher le monde dans sa complexité, tout en s’inscrivant dans le temps long. De plus, face à l’individualisme croissant, l’histoire apporte un récit commun et permet de s’inscrire dans une communauté, que celle-ci soit politique, sociale et/ou culturelle.
Nous sommes pourtant confrontés à l’instrumentalisation politique de l’histoire, ce que les historiens appellent les usages du passé. Ceux-ci sont fréquents, en Russie bien sûr, mais ils existent aussi en France et en Suisse.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous spécialiser dans le monde russe ?
Né en 1965, je suis un enfant de la Guerre froide. Tout ce qui se passait au-delà du mur de Berlin avait quelque chose d’inquiétant et de mystérieux. A 19 ans, j’ai donc pris un billet de train Paris-Berlin-Varsovie-Minsk-Moscou-Vladivostock.
D’un point de vue anthropologique, je m’intéressais à ce qui nous lie malgré l’étrangeté apparente des modes de vie, ce que les personnes du bloc communiste pouvaient avoir à me raconter. L’histoire, m’est toujours apparue comme une rencontre en altérité, un voyage, qui nous permet de partir à la découverte d’une époque, d’un espace et d’une population.
Pourquoi y a-t-il un regain d’intérêt pour la Russie ces dernières années ?
Avant de parler de regain, il faudrait s’interroger sur le pourquoi de cette perte d’intérêts à l’égard ce pays. Après l’autodissolution de l’Union soviétique, la Russie a totalement disparu de nos représentations médiatiques et politiques. Or l’Union soviétique, en tant que protagoniste principal de la Guerre froide occupait une place centrale dans notre imaginaire, elle incarnait l’image de l’ennemi, de la menace, cristallisant les peurs. Mais durant les années 1990, la Russie qui avait cessé de faire peur, s’est progressivement effacée de nos écrans, comme si elle avait disparu de notre carte mentale.
Un exemple de ce détachement ?
Un exemple révélateur de ce dédain fut la commémoration du cinquantième anniversaire du débarquement de Normandie en juin 1994. Le président de la Russie n’avait dans un premier temps pas été convié. Les Russes n’ont effectivement pas débarqué en juin 1944. Mais à ce moment-là, les troupes soviétiques combattaient contre les deux tiers des troupes allemandes. Sans l’engagement de l’armée soviétique, il n’y aurait donc pas eu de débarquement. C’est d’ailleurs Staline qui demande depuis 1942 l’ouverture d’un deuxième front à l’Ouest.
D’un point de vue géopolitique, il était donc pour le moins maladroit d’organiser ces commémorations sans tenir compte du sacrifice du peuple soviétique, près de 25 millions de morts. Ce type de maladresse, qui a profondément blessé les Russes et nourri leur ressentiment, explique une partie des tensions actuelles.
« Avec la crise économique des années 90 qui a violemment déstructuré la jeune société civile russe, le terrain s’est ainsi révélé très perméable à la rhétorique nationaliste, centrée autour de l’objectif du rétablissement de la puissance russe, incarnée par Poutine. »
-Jean-François Fayet
Quelle a été la réaction des Russes face à ce reniement ?
Cette situation a généré de grandes frustrations en Russie. Surtout qu’elle s’est accompagnée d’un élargissement de l’OTAN à ses anciennes zones d’influences (les ex-Démocraties populaires), voire à d’anciennes composantes de son Empire, comme les pays baltes. Cela a réveillé le sentiment, profondément ancré dans l’histoire et la mentalité russe, d’isolement dans un environnement perçu comme globalement hostile. Une mentalité de citadelle assiégée, nourrie par l’expérience des deux Guerres mondiales, mais qui remonte aux guerres napoléoniennes. Du point de vue des Russes, il était d’ailleurs difficile d’accepter la pérennisation de l’OTAN, un instrument de la Guerre froide, alors que la Russie avait, pour sa part, renoncé au pacte de Varsovie.
Avec la crise économique des années 90 qui a violemment déstructuré la jeune société civile russe, le terrain s’est ainsi révélé très perméable à la rhétorique nationaliste, centrée autour de l’objectif du rétablissement de la puissance russe, incarnée par Poutine. Ce dernier n’a pas d’autre projet idéologique que de rétablir la Russie dans son statut de grande puissance. Cela semble désormais chose faite.
Il y a dix ans lorsque je donnais un cours sur la Russie, je devais systématiquement me justifier, expliquer en quoi ce pays continuait à jouer un rôle fondamental. Aujourd’hui, la question ne se pose plus guère. Peu de problèmes peuvent actuellement être réglés sans l’appui de la Russie. Et elle est suffisamment puissante pour bloquer toutes solutions qui serait contraire à ses intérêts.
« On aime bien détester la Russie, déplorer son absence de société civile et de démocratie. »
-Jean-François Fayet
Que pensez-vous du traitement médiatique de la Russie dans les médias occidentaux ?
Je remarque que l’on aime beaucoup parler de la Russie quand elle nous conforte dans nos stéréotypes, nos représentations forgées de longue date. Lors des crises ukrainienne et géorgienne, les médias occidentaux se sont positionnés très clairement contre l’ours russe, parfois sur la base de considérations peu rationnelle. En Suisse, il y eut une sorte d’empathie naturelle pour la Géorgie, petit pays de montagnards résistant à la menace russe. Sur l’Ukraine, la présentation des faits fut et demeure relativement unilatérale, faisant totalement abstraction de la géopolitique et de l’histoire.
Je sais à quel point on aime appliquer le qualificatif de propagande à toute information en provenance de Russie. Mais le terme de propagande est toujours utilisé pour qualifier le discours des autres, jamais le sien.
Je constate également la persistance d’un discours caricatural et manichéen à l’égard de la Russie. Ce qui est sûr, c’est qu’on aime bien détester la Russie, déplorer son absence de société civile et de démocratie. Nos cerveaux se sont habitués à cette rhétorique. Paradoxalement, les Russes ne détestent pas qu’on parle d’eux comme un pays qui fait peur, car cela renforce leur sentiment d’être redevenu une grande puissance.
Quelle place occupe l’enseignement dans votre métier d’historien ?
Après avoir délaissé pendant plusieurs l’enseignement au profit de la recherche, c’est un plaisir de me consacrer à nouveau aux étudiants. Quand on passe trop de temps dans les archives, on finit par parler tout seul (rires). J’ai d’ailleurs eu l’opportunité d’accumuler des masses de documents que je vais utiliser dans mes enseignements.
En tant que professeur j’ai enfin la possibilité de pouvoir m’inscrire à Fribourg dans la longue durée, ce qui signifie que je vais pouvoir accompagner des étudiants de première année au Master et je l’espère jusqu’à la thèse, du moins pour certains d’entre eux.
Naissance : 1965
Formation : Institut d’études politiques à Paris (histoire des relations internationales) 1987-1990, Ecole des hautes études en sciences sociales (études slaves) 1990-1992, Doctorat à l’Université de Genève 1999.
Enseignement : UNIGE 1992-2012, UNIFR 2012-2013, UNIL 2014, UNINE 2015.
Domaines de recherche : monde russe et soviétique, politique internationale, histoire de la diplomatie culturelle, histoire des organisations et des cultures politiques, Histoire de l’action humanitaire.