Il arrive un moment dans la vie de chacun de vouloir relever des défis. Certains gravissent l’Everest, d’autres veulent conquérir l’espace, et d’autres encore veulent révolutionner le cinéma, comme Orson Welles le fit en 1941 avec Citizen Kane. Quel est donc le secret derrière l’aura de ce film, considéré par beaucoup comme l’un des plus grands chefs-d’œuvre du septième art ?
Charles Foster Kane est mort. Le magnat de la presse, grand influenceur politique au centre de nombreux scandales, quitte ce monde en prononçant ce mot énigmatique « Bouton de Rose » [Rosebud]. Décidés à percer le mystère derrière ces dernières paroles, un journaliste interroge plusieurs personnes ayant côtoyé le milliardaire, qui donneront chacune une vision différente de l’homme de pouvoir.
Tout a été dit sur ce film, et plus encore sur son réalisateur, producteur et co-auteur Orson Welles. Âgé de seulement 25 ans, ce génie du théâtre et de la radio se voit offrir carte blanche par les studios de la RKO pour concevoir son premier film, souvent considéré comme son meilleur. Si cette appréciation peut paraître injuste à l’encontre du reste de la filmographie de Welles, elle n’est pas sans fondement. Le réalisateur ne retrouvera jamais une telle liberté d’action et d’expression par la suite, son deuxième film La Splendeur des Amberson, finissant charcuté par les studios. Le reste de la carrière de Welles sera marqué par ses désaccords avec les producteurs, encombrés par ce monstre à la carrure aussi imposante que son talent.
On a beaucoup écrit sur l’ambition narrative du film et sur ses prouesses techniques, notamment au sujet de cette fameuse « profondeur de champ ». Si ces louanges sur l’aspect pratique du film sont méritées, elles ne lui rendent pas justice. Car si la forme de Citizen Kane est aussi impeccable, c’est parce qu’elle sert un fond d’une richesse insoupçonnée.
Kane c’est un portrait de l’Amérique, grande obsession de Welles. Le film nous montre à quel point l’ascension sociale par la réussite économique est implantée dans le fonctionnement même du pays. Preuve en est, la déchéance de notre anti-héros coïncide avec la Grande Dépression. Le schéma du Rise & Fall perfectionné par Welles sera récupéré par tous les grands réalisateurs de biopics américains, cette nation semblant fascinée par les figures individualistes et autodestructrices. Le film est à cet égard troublant d’actualité. Le discours populiste du richissime Kane lors de sa campagne électorale rappelle la rhétorique de Trump tandis que sa mainmise sur une presse à scandale renvoie à Rupert Murdoch.
Mais plus qu’une allégorie sociale, Citizen Kane est un film sur la condition humaine et sur le cinéma lui-même. Chez Welles, ces deux éléments sont indissociables. Si le réalisateur repousse les limites du montage, c’est pour mieux montrer le passage du temps et ses ravages, s’il use si habilement de la profondeur de champ, c’est pour mieux illustrer la distance qui sépare les personnages, des êtres brisés en mal d’affection. Welles ne pose aucun jugement sur son personnage. Les multiples points de vue permettent de démontrer que la nature d’un individu ne peut être résumée simplement, tout comme un portrait ne peut être fait en deux coups de pinceau. Si l’énigme du « Bouton de Rose » semble être résolue en fin de film, celle posée par l’homme ne trouve pas de réponse.
Le citoyen Kane est Welles. Mais plus encore il est le cinéma. Tout le monde a son idée sur lui, tout le monde veut lui donner un sens. Chacun cherche à le définir, en vain. Le grand homme meurt sans donner de réponse, tout comme le cinéma se refuse à nous donner toutes les clés. Le cinéma est un mystère. C’est de là qu’il tire sa magie. Chercher une réponse serait illusoire. C’est pourquoi les films suivants du réalisateur seront tous marqués par l’ombre de Citizen Kane, le premier et le dernier sortilège.
Welles avait déjà tout dit. Sur lui, sur le monde, et sur le cinéma.
1941
Orson Welles
USA
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