Dans quel contexte est apparu le salaire et quel sens lui donne-t-on aujourd’hui ?
Voilà la question de départ de Bernard Friot, économiste et sociologue français de passage en Suisse, invité lundi dernier par Unipoko. Venu rappeler les fondements des concepts de salaire et d’emploi en France, il a exposé une vision alternative du travail, réalité au cœur de nos questionnements d’étudiant∙e∙s.
« Trouve un travail et après on en reparlera »
Trouver un emploi est un impératif qui nous guette tous autant que nous sommes, nous les étudiant∙e∙s flâneur∙se∙s. Être dans le « monde du travail » ne donne pas toujours envie. Cependant, se complaire dans le rôle du privilégié qui vit aux dépens de la société en ne produisant strictement rien n’est pas un passage facile non plus, tout comme être retraité, dont on définit le statut par l’absence de fonction dans la société. Alors on se dépêche, et on en trouve, du travail ─heureusement que d’autres sont là pour nous en donner d’ailleurs. Mais au-delà de la pression sociale, c’est sa place dans la société que chacun∙e s’efforce de trouver. Un sens à son travail, voilà ce qu’on cherche vraiment au fond. Et ça, c’est une autre histoire…
Le travail, c’est quoi au fait ?
Si les économistes libéra∙ux∙les tendent à définir le travail comme l’activité physique ou morale employée pour produire de la richesse, c’est une acception beaucoup plus large qu’en font les sciences sociales. Sans revenir sur l’évolution du terme de travail à travers le temps, le lieu et les disciplines, il est important de rappeler que ce concept n’est pas une réalité figée mais cristallise de nombreuses visions, dont celle que Bernard Friot défend. Selon lui, on a oublié que le travail ne se résume pas à la création d’une valeur économique reposant sur des institutions comme la propriété lucrative, le marché ou encore le crédit. Or l’idée que seul le travail marchand peut être considéré comme productif et valorisable s’est imposée plus récemment qu’on ne le croit.
Le salaire à vie
En France, 1/3 des plus de 18 ans reçoivent un salaire sans avoir d’emploi. La tournure paraît choquante, mais la réalité nous est ici aussi familière. Friot explique : la retraite est l’exemple typique du salaire à vie, mais certains statuts comme celui de fonctionnaire ou de cheminot sont également basés sur l’idée d’un salaire reposant sur le grade et non sur la production de valeur marchande. Si on aime à critiquer ces deux catégories de travailleu∙r∙se∙s pour leurs régulières gueulées visant à défendre cupidement leurs salaires lors des éternelles manifestations typiquement françaises, on ne fait pas toujours l’effort de comprendre la logique qui les fait monter au créneau. C’est l’argument principal de Friot, pour qui le salaire est bien plus qu’un moyen d’existence comme l’envisage le revenu de base. Le salaire, lié au grade comme à l’armée, repose sur la reconnaissance d’une fonction utile à la société. Historiquement, cette vision s’est imposée au sortir de la IIème Guerre mondiale grâce au mouvement ouvrier, qui a mis sur pied la Sécurité sociale. Friot continue : aujourd’hui, Macron veut faire de la retraite la poursuite du salaire, effaçant ainsi le sens qui lui était donné à sa création, à savoir un régime octroyé en contrepartie de la contribution de chacun∙e au bon fonctionnement de la société. L’ubérisation de nos sociétés est alors, selon les mots de Friot, « un retour au 19ème siècle ».
Et nos diplômes alors ?
Friot ne remet pas absolument pas en cause la qualification et défend la nécessité d’établir des échelles de contrôle des connaissances et des capacités afin qu’on puisse effectivement produire de la valeur. Cependant, il dénonce l’exploitation des diplômes par la rhétorique capitaliste qui s’arroge le droit de définir ceux qui ont une valeur, réduisant celle-ci à l’aspect marchand. Friot s’appuye sur la thèse d’Aurélien Casta, qui défend un salaire étudiant, pour soulever des faits intéressants : en Angleterre, le taux de remboursement des frais d’étude auprès du gouvernement, qui alloue des moyens financiers aux étudiant∙e∙s, n’est que de 15 %. Ainsi, il s’agirait avant tout d’inscrire la légitimité de la dette institutionnellement mais aussi, et plus insidieusement, culturellement.
Comment financer tout ça ?
Certes, la production de valeur suppose un investissement. Cependant, pourquoi celui-ci prend-il plus souvent la forme de dette que de subvention ? Friot rappelle que la construction d’hôpitaux publics a prouvé qu’on pouvait remplacer le crédit par l’investissement. Pourtant, aujourd’hui, la production de soins est en pleine remise en question : les travailleur∙se∙s doivent prouver leur valeur marchande sur ce qui est devenu le « marché des soins ». Est-ce ce genre d’institutions que nous voulons pour nos vieux jours ? La responsabilité de définir ce qui a de la valeur à nos yeux est un gage de liberté. Et le travail prend alors tout son sens. Friot ne s’attaque pas à la logique marchande, qui selon lui est la plus performante. Ce qu’il relève, c’est le manque de légitimité dont pâtissent les dispositifs collectifs, qui permettraient pourtant de faire prendre conscience à toutes et à tous de ce dont une société a véritablement besoin pour exister.
Alors, que faire ?
Le salaire à vie semble bien utopique, pourtant, elle recèle un potentiel de lutte très intéressant. Car c’est à travers un élément bien concret, le salaire, qu’on peut contrer la logique capitaliste. Il s’agit de redéfinir la valeur d’usage, c’est à dire la valeur que les biens et les services prennent à nos yeux en fonction de nos besoins, et non de se laisser aveuglément guider par la valeur économique, imposée par le marché. L’enjeu est donc de réclamer notre pouvoir de définir ce qui nous importe. Friot appelle à ne plus penser en termes de propriété lucrative (j’achète, je possède) mais de propriété d’usage (ceci nous appartient en tant que société, il nous incombe d’en faire une utilisation favorable à tous et à toutes). Pour cela, il faut garder en mémoire l’origine et le sens des mesures qui nous paraissent parfois de simples délires de bureaucrates et surtout, ne pas se laisser convaincre que les choses sont ainsi… parce qu’elles sont ainsi !
Ainsi, il serait peut-être bon d’y réfléchir à deux fois avant de nous lancer, nous les étudiant∙e∙s, sur ce fameux « marché du travail »…
Bernard Friot est l’auteur de « L’enjeu du salaire » et « Emanciper le travail », et a récemment publié « Vaincre Macron ». Il a cofondé l’association d’éducation populaire Réseau Salariat.
Crédits photo: Le comptoir