À l’heure où l’on constate tous les jours un peu plus les conséquences de la crise climatique, Spectrum s’est entretenu avec Dominique Bourg, l’une des voix les plus importantes du mouvement.

Dominique Bourg est un philosophe spécialisé dans les questions environnementales, ancien professeur à l’université de Lausanne, il a présidé le conseil scientifique de la fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme et est responsable de la revue « lapenséeécologique.com ». Éditeur aux Puf, il collabore avec la fondation Zoein à Genève qui soutient notamment les projets et organisations engagées dans la transition écologique.

 

Spectrum: Qu’est-ce que ça veut dire concrètement « urgence climatique » ?

©Marie Schaller

Dominique Bourg : En fait, ce qui résulte de la Cop 26, c’est que, par rapport à 2010, on pense que les émissions d’ici à 2030 vont progresser de 14 %. On a donc déjà la quasi-assurance de connaître dès la décennie 2040 des années avec une moyenne de température supérieure de 2o à ce qu’était la température moyenne sur Terre lors de la première moitié du 19ème siècle. Cela veut dire que quand une moyenne de 2° sur dix ans aura été atteinte, nous aurons déjà vécu plusieurs années à 2o. Or, ce qui est très destructeur pour la vie sur Terre, ce sont en grande partie les évènements extrêmes qui sont corrélés à la moyenne de température sur une année. Quand nous voyons les dégâts qui accompagnent aujourd’hui des moyennes de 1.1o ou 1.2o de plus qu’au 19ème siècle, on se doute bien que les 2o seront très durs à vivre…

Il y a également le problème de la chaleur humide. Quand la température est par exemple de 36o avec un taux d’humidité de 80 %, la marge qui reste pour évacuer la chaleur de notre corps est très faible et donc, en quelques heures, s’il n’y a pas de refuge sec ou frais, c’est la mort ! Si la température et le degré d’humidité sont plus élevés, le temps de résistance à l’extérieur diminue. Avec 2o, une large partie de la Terre habitée par les êtres-humains va être touchée par ce phénomène qui a été observé pour la première fois dans le Pakistan et dans le golfe Persique cet été.

S : Comment définiriez-vous le terme « transition écologique » ?

D.B. : C’est Bob Hopkins en 2008 qui propose cette expression face à l’inaction et la mollesse de ce qu’on appelle le « développement durable ». Malheureusement, elle est en train de subir le même sort. Souvent, les gens limitent la transition écologique à une permutation des moyens de production énergétique du carboné au non-carboné. Mais le problème est beaucoup plus large et pose des questions de civilisation. On a récemment pu définir de façon précise en quoi, sur les neuf limites planétaires, la cinquième a été franchie : l’introduction d’entités étrangères dans la biosphère. Du côté de l’expertise, le consensus est que ce qui réduit l’habitabilité de la terre, c’est la hauteur des flux d’énergie et des flux de . La transition écologique impliquerait donc de baisser le volume de nos activités. Cela exige un changement civilisationnel.

S : Les institutions politiques sont-elles trop engoncées dans les dynamiques économiques néo-libérales pour pouvoir amorcer le changement nécessaire ?

D.B. : Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elles sont déjà prisonnières dans leur tête. En fait, tous nos dirigeants continuent à avoir un raisonnement économique. Ils continuent à avoir une appréhension monétaire des choses et à avoir une confiance quasi-aveugle dans les techniques. Or, ce n’est pas avec la monnaie que l’on va résoudre tous nos problèmes. Cette approche monétaire manque complètement la question des flux et joue sur une espèce de magie technique nous permettant de substituer à une ressource manquante une autre ressource. Dans un système fini comme le nôtre, cela n’a pas de sens ! En plus, avec la mondialisation, les États se sont retirés en partie des pouvoirs de régulation qui étaient les leurs. Même s’ils le voulaient, ça leur serait plus difficile de réguler les choses.

S : Est-ce que ce changement est envisageable dans le contexte socio-politique et géopolitique actuel ?

D.B. : Un changement de civilisation ne se fait pas en quelques années et ça ne dépend pas de la volonté des uns et des autres. C’est un changement très long et profond de catégorisation du réel. Par exemple, les discours qu’on entend aujourd’hui sur la consommation de viande viennent d’une évolution très profonde qui renvoie à des processus que l’on peut comparer à des mouvements de plaques tectoniques. C’est un développement au très long cours sur lequel nous n’avons pas de prise. En revanche, nous disposons d’une forme de pouvoir au niveau politique avec la façon dont on se rapporte à ces mouvements de fond. Mais on voit bien aujourd’hui que le monde social est totalement divisé sur ces sujets-là. Il y a une partie de la société qui suit ces mouvements de fond et une autre extrêmement importante, notamment aux Etats-Unis ou en France, qui se raidit terriblement pour essayer de les empêcher. Au niveau géopolitique, nous avons des régimes dictatoriaux, à minima illibéraux, possédés par des minorités richissimes, quand ils ne comptent pas parmi les pires autocraties qu’on ait connues. On va aborder des problèmes gigantesques comme celui du dérèglement climatique ou de l’effondrement du vivant ainsi que des pressions sur les ressources indispensables à nos activités économiques, dans les pires conditions géopolitiques de l’histoire !

S : Si la technique ne peut pas nous sauver des problèmes liés à la crise climatique, qu’est-ce qui le peut ?

D.B. : La technique, ce n’est pas de la magie, mais de l’énergie et de la matière. De plus, on s’aperçoit très bien que certaines de nos techniques ont à moyen et long terme des effets délétères qui n’avaient absolument pas été anticipés. Tous les problèmes de la seconde moitié du 20ème siècle relèvent de ce cas de figure. La technique peut être efficace, mais cette efficacité a un coût, elle peut produire d’autres problèmes. Comme je l’ai dit, nous avons un problème de mode de vie et d’auto-limitation. Soit on accepte d’auto-limiter nos désirs et on s’en sortira, soit on le refuse et on ira au-devant de difficultés croissantes. Les techniques vont continuer à jouer un rôle bien sûr, je ne dis pas que ça ne sert à rien. Je dis simplement que ce n’est pas magique. Il faudrait enchâsser à un mode de vie plus sobre avec des techniques qui peuvent être plus prudentes, moins invasives. Le cœur est en fait moral et social mais la société, elle,  ne l’accepte pas…

S : Vous avez souvent mentionné le fait que 52% des gaz à effets de serre émis dans l’atmosphère sont le fait des 10% de la population la plus riche. Qui sont ces riches ?

D.B. : Les 10%, ça représente plus ou moins 800 000 000 personnes. Ce sont les classes moyennes des Etats-Unis, de l’Europe, de la Chine, de la Corée, du Japon et de l’Inde. Nous sommes donc dans les 10 %. La minorité la plus riche – celle qui ne veut rien changer, celle qui veut continuer à consommer –, amène tout le monde à la ruine. Si on regarde les chiffres, on constate que la destruction sur Terre est très directement liée au volume de richesse. Plus le volume de richesse est élevé, plus la destruction est importante. C’est la richesse telle qu’on la conçoit – exclusivement matérielle et avec à l’appui de grands flux d’énergie et de matières – qui détruit l’habitabilité de la Terre.

Finalement, ce qui apparaît, c’est que nos connaissances sont à la fois puissantes et partielles, mais surtout destructrices. De manière générale, la nature ne sait pas réagir à nos artéfacts. On grossit des flux planétaires (le carbone par exemple) au point de détruire l’équilibre attaché aux stocks, on accumule les déchets dans tous les milieux, des graisses animales à l’air, l’eau et les sols. La nature ne sait pas métaboliser nos macromolécules ou nos alliages, etc.

Il faudrait développer des activités dont la part énergétique et matérielle est plus faible. Il faudrait partir non pas sur une quête du « toujours plus » en termes de richesse matérielle et de confort matériel, mais dans une recherche de l’optimum. Le plus grand bien être matériellement et énergétiquement mais qui soit diffusable à l’échelle de la population avec la perturbation la plus légère possible de l’ensemble des écosystèmes.

Ce n’est pas impossible qu’on y parvienne. Certains pays comme le Costa Rica ou le Sri Lanka arrivent à remplir grosso modo les 11 besoins fondamentaux listés par l’ONU avec une faible empreinte écologique. Si on mettait tous nos efforts d’inventivité sur ce pari, on pourrait en quelques décennies construire une civilisation complètement différente. Malheureusement, on en est vraiment loin, on a une inventivité, une technique qui reste simplement soumise au marché, au « toujours plus » pour le plus petit nombre de gens possible. Si je regarde les Etats-Unis par exemple, en termes de répartition de la richesse, depuis 2010, ils sont revenus au niveau d’inégalités qui était le leur en 1920. C’est-à-dire qu’ils ont détruit tout l’apport des 30 glorieuses !

S : Avez-vous des exemples concrets de projets ou de personnalités qui sont à la recherche de l’« optimum »

D.B. : J’ai des exemples très La permaculture par exemple est très intéressante. À la différence de l’agriculture traditionnelle, ça consiste à ne pas prendre la nature de front. Dans l’agriculture conventionnelle, on trouve des mono-systèmes – avec une seule culture – et cela n’existe pas dans la nature ! Il n’y a rien de tel pour appauvrir les sols et être fragile par rapport aux attaques du vivant. Les plantes exercent des rôles complémentaires dans un écosystème. Vous avez des plantes qui vont réussir à accumuler de l’azote dans les sols qui va servir aux autres plantes par exemple. La permaculture est à la fois inspirée des modes de culture des aborigènes d’Australie et de l’écologie scientifique. C’est une construction qui entrelace l’apport traditionnel et un savoir sophistiqué. Dans la pensée écologique, nous avions publié une étude qui montrait que la Suisse pourrait très bien devenir auto-suffisante avec du maraîchage permacole. On arriverait à produire 10 fois plus sur la même surface mais avec 10 fois plus de travail.

S : Est-ce que les petits collectifs et les actions locales ont un impact face au fonctionnement global de nos sociétés ?

D.B. : Pour le moment, c’est clair que non. Quand on reste à l’échelle des petits collectifs, on ne change pas les grands ordres en termes de flux d’énergie et de matières. En revanche, ces petites initiatives sont déjà un moyen de résistance et de résilience dans un monde à la dérive. C’est le moyen de recréer du sens, c’est le moyen d’innover à petite échelle sur le plan organisationnel et technique. Les projets comme l’Atelier Paysan en France sont très inventifs par exemple. Comment concilier une agriculture agroécologique et avec quel type de techniques pour épargner la peine humaine sans abîmer les écosystèmes ? Tous ces questionnements ont lieu à petite échelle. Ces petites structures nous permettent d’apprendre et de donner envie aux autres d’apprendre. C’est la condition sine qua non à un changement futur, mais ça ne suffira pas à procurer le changement. Celui-ci se fera quand on changera d’échelle. Or, pour changer d’échelle, il faut déjà une structure existante que les petits collectifs s’efforcent de construire…

S : Avez- vous un message à faire passer?

D.B. : Nous sommes face à des changements très importants. Tout est en train de bouger un peu en même temps dans la société. On ne comprend pas forcément tout et on ne peut maîtriser qu’une petite partie de la complexité des événements. Ce qui est extrêmement important dans cette phase-là, c’est de se cultiver, de prendre à bras le corps la complexité des questions, de chercher à les comprendre avant de les juger et de savoir se tenir debout face à un monde complexe par la culture, par le partage et sans s’exciter sur des choses superficielles

 

Découvrez le reste du travail de Dominique Bourg : https://lapenseeecologique.com/

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