Sorti de son organisation capitaliste, un autre football est possible

Pour faire face à la mascarade écologique des récents évènements sportifs (pour ne pas citer la Coupe du Monde au Qatar), les rédacteur.rice.s du  journal fribourgeois Le Colvert du Peuple ont organisé un tournoi populaire et militant de football, le 20 novembre dernier. Spectrum a rencontré ses rédacteur.rice.s pour parler plus en détail de l’évènement mais aussi pour faire le lien entre sport et écologie.

Un tournoi indigné mais joyeux

L’événement non-compétitif et auto-arbitré a pris place au Grabensaal à Fribourg lors du premier match de la Coupe du Monde de football au Qatar. En tout 17 équipes y étaient inscrites. Le but de cette journée ?: «Jouer un foot débarrassé des mauvais gestes et comportements, solidaire, non compétitif, autogéré et exempt de toutes formes de discrimination et oppression» . Le tournoi était une manière d’«apporter leur pierre à l’édifice de manière indignée mais joyeuse », nous explique les rédacteur.rice.s.

Le Colvert du Peuple

Spectrum : D’où vous est venue l’envie de fonder Le Colvert du Peuple ?

Le Colvert du Peuple : Nous avons constaté que le paysage médiatique romand, et particulièrement fribourgeois, adoptait systématiquement une perspective libérale et bourgeoise sur notre société en se cachant derrière une pseudo neutralité journalistique. Au contraire, nous voulions assumer un point de vue, une subjectivité et offrir une plateforme aux mouvements militants fribourgeois pour faire passer des idées féministes, anarchistes, écologistes, antiracistes… C’est pour ces raisons que nous avons créé Le Colvert du peuple, un journal gratuit en ligne. Sur notre site, on trouve aussi un calendrier militant participatif qui a pour but de rassembler l’information sur l’activité militante de Fribourg et des environs et de créer du lien entre les collectifs militants

S : Pourquoi organiser un tournoi populaire militant ?

LCP : Nous ne voulions pas rester les bras ballants face à la coupe du monde au Qatar et son accumulation de scandales et plutôt que de seulement écrire des articles, nous voulions organiser un événement joyeux et engagé. Cela a pris la forme d’un tournoi populaire, non-compétitif et autogéré. Nous voulions montrer qu’un autre foot était possible, sortir de son organisation capitaliste pour y injecter d’autres valeurs. C’était aussi une manière de rendre désirable nos luttes. Nous pensons que la clef est de faire comprendre à la population fribourgeoise que le monde pour lequel on lutte est beaucoup plus désirable que le monde qui est actuellement en place.

S : Comment s’est déroulée la journée ?

LCP : En tout 17 équipes étaient inscrites et le tournoi a donc rassemblé environ 150 personnes au Grabensaal, près de la Sarine. Il y avait une véritable mixité sociale avec des équipes qui venaient de l’écosystème militant, des équipes de migrants et d’autres équipes moins politisées. Pour nous, ce tournoi était bien plus qu’un tournoi de foot, notre but était que tout le monde se sente bien et ça a vraiment bien fonctionné ! Nous sommes content.e.s de cette journée notamment parce que l’on proposait un autre cadre que celui que l’on peut trouver habituellement dans les tournois classiques. En affichant des panneaux explicatifs sur le pourquoi du prix libre et de la nourriture végan ainsi que sur les désastres que portaient cette coupe du monde, et en édictant une charte visant à exclure les comportements toxiques, nous voulions sensibiliser les jouheureuses présent.e.s. Nous avions aussi un stand avec des brochures du Colvert du Peuple fraîchement imprimées et des articles sur l’histoire du foot.

Le Colvert du Peuple

 

S : Est-ce que c’était votre manière de boycotter la coupe du monde au Qatar ? 

LCP : Le boycott peut être un instrument de lutte politique intéressant, mais dans ce cas, on avait un peu l’impression qu’il consistait plus en un geste de distinction morale et individuelle, plutôt que dans la volonté de créer un front commun contre la FIFA et ce genre d’institutions. Nous nous réjouissons de ces personnes qui ont boycotté, et certain.es d’entre nous l’ont fait parce que cet amas de désastre était trop lourd, mais nous voulions également créer un espace social où nous pouvions, collectivement, dire notre dégoût de cette coupe du monde.

D’autant plus que cette coupe du monde est le fruit d’un système économique, et que nous ne voulions pas simplement arracher ces fruits pourris, mais s’attaquer au problème à la racine. Être contre cette coupe du monde sans critiquer le système capitaliste qui l’a fécondé nous semble peu pertinent.

 

« Il n’y a rien de plus révolutionnaire que la joie »

Alain Damasio

 

S : Est-il encore possible de changer cette vision capitaliste du sport ?

LCP : L’histoire du foot est conflictuelle. Elle est tiraillée entre la classe paysanne et prolétaire, qui a inventé ce sport en lui donnant un rôle social et politique particulier, et la classe dominante, qui l’a transformé en spectacle tout en y injectant d’autres valeurs. L’histoire moderne du foot date d’un siècle, alors que l’on y joue depuis le 13ème siècle. C’est un peu comme avec le capitalisme : malgré le fait que son histoire est récente, c’est compliqué d’imaginer une société post-capitaliste. Alors que nous avons très bien fait sans pendant des siècles. D’ailleurs, un autre football, notamment celui de clubs militants comme Sankt-Pauli, essaie encore de résister. Malheureusement, nos générations ne connaissent que ce football pétri de compétition et valeurs capitalistes.

 

S : L’expérience vous a-t-elle donné envie de réorganiser des événements sportifs engagés ?

LCP : Avec ce tournoi, on a pris conscience de l’importance de proposer des événements désirables et joyeux tout en restant dans une position contestataire. À gauche la lutte est souvent empreinte d’un côté sacrificiel qui la rend rude et pesante. Nous voulions nous distancer de cette logique et plutôt imaginer un espace où expérimenter la solidarité, l’autonomie et l’inclusion que l’on aimerait voir advenir dans nos sociétés. Cela nous a vraiment fait du bien de faire de la politique dans une ambiance festive. Nous organiserons sûrement à nouveau un tournoi cette année et les prochaines mais nous ne savons pas encore quelle forme, quelle couleur cela prendra.

 

Le Colvert du Peuple

S : Comment peut-on agir contre les aberrations écologiques qui ont lieu dans le monde du sport ? 

 

 

LCP : Il ne faut pas espérer que la FIFA ou d’autres fédérations de ce genre arrêtent de faire ce qu’elles font. La fonction même de la FIFA est d’organiser la coupe du monde au Qatar. Tant que l’on ne rompra pas avec les logiques capitalistes et les valeurs toxiques qui gouvernent actuellement le sport, ça ne changera pas. C’est avec le capital qu’il faut entrer en confrontation directe. Le boycott personnel dans cette perspective-là n’a pas forcément de sens car aucun rapport de force n’est vraiment installé. Cependant le fait de présenter quelque chose d’autre qui est enviable, même si ce n’est que le temps d’une journée et même si on ne voit pas d’impact à grande échelle, revêt du potentiel pour attirer des personnes vers le militantisme.

Le conseil fédéral suisse est lié à la coupe du monde au Qatar et le gouvernement français y a activement participé. Les gouvernements n’y trouvent rien à redire donc il ne faut pas s’attendre à ce que ce genre d’institution effectue le travail à notre place et s’autorégulent. Il faut que collectivement nous trouvions d’autres alternatives et que nous les mettions hors d’état de nuire. En revanche, le foot et le sport en général ne sont pas intrinsèquement mauvais, ça a juste été un champ pour que les forces du capital fassent passer leur logique et y mettent des valeurs visant à le transformer en poule aux œufs d’or. Mais un autre foot est possible et c’est ce que nous voulions montrer avec notre tournoi.

S : En 2023, peut-on être fan de foot et écolo ?

LCP : Il y a des injonctions de la part des médias et même plus largement de la société qui soutiennent que le militant écolo doit être un militant parfait. Dès que tu t’engages sur ces questions, tu dois être végan, ne plus prendre l’avion et être irréprochable sur tous les plans. Il faut sortir de ces injonctions. Comme Alain Damasio le disait, « il n’y a rien de plus révolutionnaire que la joie ».  Les gouvernements sont habitués à instrumentaliser nos affects tristes, la peur, la tristesse, la solitude pour provoquer des replis sur soi et nous dépuissanter. Nous avons l’impression que si, individuellement, il faut passer par des petits espaces qui te procurent une forme de joie, comme regarder le foot, ce n’est pas complètement contradictoire avec le fait de mener une vie militante jusqu’aux bouts des ongles. Nous avons trop tendance à mettre le focus sur l’individu, en considérant que l’humain déborde de libre-arbitre, et pas assez sur l’environnement social et les institutions dans lesquelles nous baignons.

La lutte écologique est trop souvent réduite à des questions de privations, et cela contribue au fait qu’il y ait des burn-out militants. La gauche a des difficultés à rendre attractif ses luttes et le but du tournoi était notamment de mettre en avant cet aspect unificateur et désirable.

 

D’ailleurs, si cet article a suscité ton attention, sache que la rédaction du Colvert du Peuple est toujours à la recherche de nouvelles plumes.

Noor Amdouni

 

 

Pour aller plus loin : https://lecolvertdupeuple.ch/2022/10/07/le-colvert-du-peuple-ne-couvrira-pas-la-coupe-du-monde-du-qatar-mais/