Derrière la question du savoir se pose inévitablement celle, faussement évidente, de la réalité. Réflexion.

La définition de ce que nous appelons « réel » a depuis longtemps préoccupé l’espèce humaine. Doté qu’il fut de raison, l’Homo sapiens a tôt fait de s’interroger sur ce qui l’entourait, pavant ainsi la voie à des siècles de tradition philosophique, scientifique, religieuse et artistique. Le Dictionnaire Le Robert parle de la réalité comme du « caractère de ce qui est réel, de ce qui existe effectivement et n’est pas seulement une invention, une apparence ». Si le sens commun offre une définition relativement vague mais généralement acceptable et acceptée de ce qu’est la réalité, c’est dans l’investigation des détails qu’une telle question prend alors toute sa dimension vertigineuse…

Vertige physique

C’est dans le contexte scientifique en premier lieu que la définition de la réalité posera un enjeu philosophique de taille. En effet, dans la tradition occidentale, depuis que la science a voulu se distancer des vérités révélées de la religion, la question épistémologique a revêtu la plus grande importance. Si la science a pour ambition de chercher à connaître et à comprendre les lois universelles, elle ne peut éviter de se confronter à la nature du réel. Méthode scientifique, démarche hypothético-déductive, observation empirique et expérimentation sont les maîtres-mots d’une tentative des chercheur·euse·s pour s’assurer que ce qu’il·elle·s mesurent et théorisent est « vrai ».

Or, c’est précisément là que le bât blesse. Car accepter que l’observation d’un objet aux caractéristiques mesurables par d’autres observateur·trice·s constitue une réalité en soi, c’est déjà partir d’un postulat. Comme l’explique si bien Stephen Hawking dans son brillant ouvrage Y a-t-il un grand architecte dans l’Univers?, ce postulat a longtemps été l’objet d’une forte controverse entre scientifiques. Deux écoles philosophiques se sont opposées. D’un côté les réalistes qui partent du principe que les objets physiques ont une réalité objective et qu’ils sont réels à partir du moment où d’autres observateur·trice·s peuvent en tirer des mesures identiques. De l’autre, les anti-réalistes opposent radicalement observations empiriques – les caractéristiques directement observables d’un objet et les phénomènes qui y sont liés – et connaissances théoriques – à savoir, les explications possibles des caractéristiques et phénomènes observés. Pour les anti-réalistes, il n’y aurait que les observations et les expériences qui ont valeur de réalité. Ces dernières étant déterminées par l’interprétation qu’en fait notre perception. Certains philosophes comme George Berkeley iront jusqu’à n’admettre que les idées et « l’esprit » comme étant véritablement « réels ».

De prime abord, le postulat anti-réaliste semble étrange, voire carrément farfelu et contraire à un sens commun qui est bien plus enclin à accepter une vision réaliste des choses. Les progrès de la physique quantique viennent cependant mettre à mal bien des certitudes réalistes. En effet, il est, dans le monde de l’infiniment petit, des particules subatomiques qui ne pourront jamais être observées en dépit du fait que tout porte à croire qu’elles existent effectivement. D’ailleurs, le modèle standard de la physique quantique qui a pour ambition de classifier toutes les particules subatomiques et de décrire leurs interactions a été constitué par des savants qui ont d’abord théorisé l’existence de ces particules avant de pouvoir les « observer » en laboratoire dans des structures comme le CERN.

Pour désamorcer ce débat, la physique, et la science plus généralement, a dû d’une certaine façon abandonner la recherche de la réalité et se rabattre sur le réalisme modèle-dépendant. Dans cette approche, ce n’est pas tant la réalité que la cohérence avec les observations qui compte. Selon les propres mots de Hawking, « il existe de nombreuses façons de modéliser une même situation physique, chaque modèle faisant appel à ses propres éléments ou concepts fondamentaux. Si deux théories ou modèles physiques prédisent avec précision les mêmes événements, il est impossible de déterminer lequel des deux est plus réel que l’autre ; on est alors libre d’utiliser celui qui convient le mieux ».

Cette approche a permis à la physique de vivre d’énormes révolutions, appelées changements de paradigme. Ces derniers représentent des réécritures successives de notre interprétation de la réalité. Si la physique Newtonienne a longtemps été une explication satisfaisante, la théorie de la relativité générale d’Einstein s’est révélée bien plus convaincante pour expliquer les mouvements de corps à l’échelle cosmologique. Or, celle-ci montre certaines apories qui laissent la porte ouverte à une prochaine réécriture des lois de la physique et à un nouveau changement de paradigme…

 

 

Subjectivité(s)

Dès lors, la question de la réalité subjective devient d’autant plus intéressante, la perception étant fortement lacunaire. En effet, rien que le système visuel est empêché par un inélégant point aveugle dans l’œil relié à un nerf optique transmettant l’information lumineuse au cerveau. Les aires associatives du cortex cérébral doivent de ce fait combler ce vide en « créant » de l’information visuelle. De toute manière, la lumière réfléchie par les objets ne représente qu’une part négligeable de l’entier du rayonnement électromagnétique. Ainsi une grande partie de la « réalité » nous échappe à un niveau fondamental.

Notre perception bancale de la réalité est un sujet qui a fasciné de nombreux artistes. Les pointillistes jouaient sur le caractère interprétatif de notre perception visuelle pour évoquer des figures à partir d’un amas de point de couleur, l’invention du cinématographe exploite la persistance rétinienne pour créer l’illusion du mouvement à partir de 24 images par seconde, les exemples sont nombreux… De grands cinéastes en particulier ont exploité un paradoxe fascinant du cinéma ; Alfred Hitchcock, Dario Argento ou Brian De Palma ont souvent traité de la nature trompeuse de notre perception de la réalité en se servant de la « tromperie » du dispositif cinématographique dans des œuvres comme Sueurs froides, le chef-d’œuvre Les Frissons de l’Angoisse ou l’hallucinant Blow Out.  On retrouve chez ces réalisateurs des personnages obsédés par des souvenirs, des photos, ou des sons dont la définition approximative cache la clé d’un mystère, et donc de la réalité.

Ce questionnement est d’ailleurs symptomatique des sociétés post-industrielles. Des fake news aux régimes totalitaires imposant leurs réalités, l’époque contemporaine aura été décrite avec grande acuité par des intellectuels comme Philip K. Dick, George Orwell ou Jean Baudrillard qui n’ont eu de cesse de remettre en question les piliers d’une réalité toujours plus douteuse, inquiétés qu’ils étaient par le concept de simulation. Retravaillant la fameuse allégorie de la Caverne de Platon, ces auteurs ont esquissé des réalités aux caractères multiples où l’individu ne peut plus faire la différence entre l’originale et sa copie, où la « carte précède le territoire » et où le réel est un vestige. Alors que les réalités virtuelles, NFT’s et autres métavers s’invitent de plus en plus dans le quotidien de l’occidental du 21ème siècle, le concept de « réalité » ne semble jamais avoir été aussi flou…

 

Texte : Yvan Pierri

Illustration :  pixabay.com