Dans l’Indo-pacifique, une nouvelle forme d’«endiguement» se profile
En investissant le conceptd’espaceindo-pacifique, les États-Unis et les pays qui leur sontalliés tentent de limiter les capacités d’expansion de la Chine.
Antoine Lévêque
Illustration:Unsplash
En février 1946, le diplomate américain George Kennan rédigea un « long télégramme » à l’attention du Secrétaire d’État James Byrne afin de défendre une nouvelle manière d’envisager les relations entre Washington et Moscou. Ce document marqua la naissance de la doctrine de l’endiguement, notamment portée par le président Harry Truman pour limiter la montée en puissance de l’Union soviétique. Aux États-Unis, les responsables politiques d’alors avaient la conviction qu’en faisant la promotion active du modèle démocratique et en réunissant tous les États qui s’en réclamaient, il leur serait possible de circonscrire le développement de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Cette stratégie, qui visait à assurer la marginalisation progressive de Moscou et des États qui lui étaient alliés en accordant un soutien militaire et financier aux peuples libres, joua un rôle décisif dans la victoire des États-Unis sur le monde communiste. Si, après la dissolution de l’URSS en 1991, le triomphe du libéralisme politique et économique ainsi que l’émergence d’un système de relations interétatiques de nature multipolaire incitèrent l’Amérique à rompre avec cette approche de la diplomatie, l’essor actuel de la République populaire de Chine (RPC) a conduit les stratèges du Département d’État à reprendre cette doctrine pour en faire l’une des boussoles de la politique étrangère des États-Unis.
Une région géographiqueaux définitions variables mais d’une importance stratégique
Beaucoup d’analystes des relations internationales considèrent que l’Indo-pacifique est devenu lecadre de la politiqued’endiguement quelesÉtats-Unis tentent de déployer pour faire face à lamontéeen puissance de l’Empire du Milieu. Mais dans ce cas,comme dans celui de la plupart des grandsconcepts de politique étrangère, personne n’est en mesure d’établir avec précision la paternité delanotion d’espaceindo-pacifique. Il semble ainsi quecette expressionfut employée dès le début desannées 2000 par desÉtatstels que le Japon, Singapour et la Malaisie pour remplacer le terme«Asie-pacifique», qui désignait unerégion marquéepar une forte croissance économique mais dont leslimites excluaient l’Inde. Pourtant, les spécialistes s’accordent à considérer que si l’idée de l’existenced’une zoneindo-pacifique s’imposatrès aisément dans le vocabulaire desÉtatsqui souhaitaient(etquientendent toujours)accroître leur influence dans la région, la représentation qu’ils ont de sonétendue continue à souffrir de nombreuses variations. Or, selon la géopolitologue Isabelle Saint-Mézard, lecœurde l’Indo-pacifique se situeraiten Asie du Sud-Est et occuperaitun espacequis’étendrait entrele détroit de Malacca, la mer de Chine méridionale, le Golfe du Bengale, lesfrontières indiennes et la côte ouest desÉtats-Unis. Pourtant, c’est seulement depuis que laRépublique populaire de Chineexprimaclairementsondésir des’imposer comme unepuissancemilitaireet commerciale de premier plan que lesÉtatsde la régiondécidèrentde donner à ce conceptunedimensionstratégique.La volontéexpriméepar ces pays de constituer des alliances économiqueset militaires destinées à lutter contre la politique d’influence de la Chine permità Washington departiciper à la créationd’une série de partenariats dont ildevintrapidementla principale force motrice.En effet, depuis que Barack Obamaannonça, en 2011, que lesÉtats-Unis accorderaient la plus grandepartie de leur attention à l’Asie, la création de plateformes de coopération militaire telles qu’AUKUS(Australie, Royaume-Uni etÉtats-Unis) ou le Quadrilateral security dialogue (Australie, Japon IndeetÉtats-Unis)permità l’Amérique de se projeter dans une région souvent sujette aux viséesdéstabilisatrices de la Chine. Si l’accord AUKUSdonnera à l’Australieles moyensd’acquérir dessous-marins à propulsion nucléaire, de bénéficier d’un important transfert de technologies de la part des États-Unis et de développer les capacités de défense des troisÉtatssignatairesdece traité, laportée stratégiquedu Quadrilateralsecurity dialogue est plus large, puisqu’il a vocation à s’étendre àd’autresÉtats de la zone Indo-pacifique pour faire face à d’éventuelles initiatives belliqueuses del’armée chinoise. Pourtant, bien que nombredediplomates se plaisent à rappeler l’importance despartenariats de défense conclus entre les principaux pays alliés desÉtats-Unis dansla région, ilsemble que la confrontation entre la Chine et les puissances qui s’opposent à son expansionsoitsurtout de nature économique.
Les ressorts économiques de la lutte pour l’Indo-pacifique
L’un des plus grands succès du président Obama en politique étrangère fut l’instauration du Trans-Pacific Partnership (TPP). Cet accord de libre-échange, qui réunissait au départ douze pays de la zone indo-pacifique, dont les États-Unis, représentait près de 40 % de l’économie mondiale. Pourtant, bien qu’il permît au gouvernement américain de donner corps à sa politique d’influence dans la région, ce traité fut dénoncé par le président Trump après son entrée en fonction. À la suite du départ des États-Unis, les autres États signataires modifièrent en partie les termes du TPP pour créer le Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership (CPTPP). Aujourd’hui encore, le CPTPP demeure le symbole éloquent d’une approche de la politique étrangère et des rapports de force internationaux basée sur le commerce.
Le retrait américain peut donc être associé à une certaine ignorance des véritables enjeux de la lutte pour l’hégémonie dans l’Indo-Pacifique puisque, selon beaucoup de spécialistes, cette région serait devenue le nouveau centre de l’économie mondiale. Pour corriger cette erreur d’analyse, l’administration actuelle présida, en 2021, à la création de l’Indo-Pacific Economic Framework (IPEF). Ce nouveau partenariat économique accorde une importance particulière à l’idée d’un commerce fondé sur le respect de normes contraignantes, à la décarbonation de l’économie et à l’instauration de mesures visant à lutter contre la corruption. Pourtant, cette initiative n’a pas le poids d’un véritable accord de libre-échange et se limite pour l’instant à de simples déclarations d’intention.Or, la Chine n’a pas attendu que les États-Unis se décident à faire du commerce l’un des éléments déterminants de leur stratégie indo-pacifique pour s’engager activement au sein du Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP), une alliance économique destinée à rivaliser avec le CPTPP. Ce nouveau traité, qui donne à l’Empire du Milieu les moyens de s’insérer dans un réseau commercial qui représente un tiers de la population mondiale, est souvent présenté comme la plus grande zone économique du monde. Si l’Amérique entend lutter efficacement contre la montée en puissance de la Chine, le moment paraît donc venu pour elle aussi de faire sienne cette maxime de Montesquieu : « Le commerce est la chose au monde la plus utile à l’État ».