Un « conflit gelé » qui fond comme un glacier. Réveil des tensions en Transnistrie moldave

La rédaction de Spectrum a reçu spontanément cette proposition d’article de la part de la doctorante en études européennes Catalina Moisescu, fruit d’années de travail sur le terrain. Nous sommes ravis de le publier ici et d’offrir ainsi un éclairage sur cette région méconnue qu’est la Transnistrie.

Les écoles comme foyers de l’engagement (rencontre au Collège « Lucian Blaga » à Tiraspol en 2019

Après l’effondrement de l’Union Soviétique en 1991, la Moldavie devient un état indépendant et choisit le roumain comme langue officielle. Pendant les débats autour du choix de la langue ainsi que ceux sur la réunification de la Moldavie avec la Roumanie, la Transnistrie – un petit territoire d’un peu plus de 4000 m2 à la frontière ukrainienne avec la plus grande concentration industrielle moldave et une population majoritairement russophone – décide de faire sécession. Ainsi commencent de longues dissensions entre la République de Moldavie et la Transnistrie, qui culminent en mars 1992 dans une guerre d’à peu près cinq mois ayant fait des centaines de morts. C’est à ce moment que la Transnistrie déclare son indépendance et, bien que cette enclave ne soit reconnue par aucun pays, elle se dote de son propre gouvernement, de sa propre armée et de son propre hymne.

La guerre en Ukraine lancée en février 2022 par le président russe Vladimir Poutine pour « venir en aide » aux mouvements sécessionnistes dans l’est de l’Ukraine inspire encore davantage les sécessionnistes transnistriens et fait monter les tensions. De plus, les 20 000 tonnes de munitions stockées par la Fédération russe à Cobasna en Transnistrie suscitent une peur renouvelée. Le conflit gelé en Transnistrie – le fameux glacier transnistrien – se réchauffe et fait craindre le pire pour cette région disputée aux marges de l’Europe.

Un conflit en plein dégel

La géopolitique ressemble à un organisme vivant avec un pouvoir fascinant de déclencher des cycles action-réaction. Les mouvements et évolutions géopolitiques peuvent construire, transformer et déconstruire de grands empires aussi bien que de petites enclaves séparatistes à leur périphérie.

Lors d’une conférence de la Fondation Jean-Monnet pour l’Europe en mai à Lausanne, il a été souligné sans aucune ambiguïté que la guerre en Ukraine a d’ores et déjà commencé à transformer l’Union Européenne (UE) en une union de sécurité, complémentaire à l’Organisation du Traité de l’Atlantique du Nord (OTAN). Les nouvelles menaces et les multiples dangers qui assaillent les confins de l’Europe ont conduit l’UE à attribuer à l’Ukraine et à la Moldavie (y compris la Transnistrie) le statut de pays candidats à une adhésion future. Cette démarche s’inscrit dans une stratégie de recalibration, de rééquilibrage et de reprise en main de la politique proactive de l’UE dans son voisinage à l’est. De plus, un voyage de recherche en 2019 à Chisinau, capitale de la république de Moldavie, a permis de confirmer le rôle affaibli de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), dont les efforts pour résoudre le conflit gelé en Transnistrie dans un format 5+2 (Moldavie, Transnistrie, OSCE, Russie, Ukraine + UE, USA) ont été vains.

Les mouvements séparatistes font naître d’autres mouvements séparatistes

Depuis 2014 et l’annexion de la Crimée par la Russie et la guerre du Donbass, renforçant ainsi le séparatisme dans l’est de l’Ukraine, les forces séparatistes en Transnistrie ont réagi à la dynamique géopolitique. Ainsi, des exercices militaires associant séparatistes transnistriens et soldats russes – formellement des « troupes de maintien de la paix » – ont eu lieu dans la zone de sécurité. Cette dernière, créée en 1992 lors du cessez-le-feu signé par Mircea Snegur, alors président de la Moldavie, et Boris Eltsine, alors président de la Russie, devait rester démilitarisée selon la loi internationale. Dans le même ordre, les troupes russes (aka l’Armée 14) ne limitent pas leur présence à la rive gauche du Dniestr, mais sont également stationnées sur la rive droite, à Tighina.

20 000 tonnes de munitions et 2 bases militaires russes

On trouve aujourd’hui en la République de Moldavie environ 20 000 tonnes de munitions russes stockées à Cobasna ainsi que deux bases militaires de l’armée russe. Ces dernières sont situées à Tighina et à Tiraspol, dans la capitale de République séparatiste autoproclamée de Transnistrie, à quelque 100 kilomètres de la ville ukrainienne d’Odessa. Depuis février 2022, la tension est palpable. Lors d’un entretien en mars 20221 Alexandru Postică, conseiller en stratégie de Promolex, a confirmé son analyse antérieure, à savoir que, « compte tenu de la proximité de la région de Transnistrie avec des villes ukrainiennes stratégiques majeures telles qu’Odessa et Vinita, la présence de munitions et de personnel militaire dans cette région représente un réel danger pour la sécurité des deux États [que sont la Moldavie et l’Ukraine]. On compte environ 10 000 soldats avec un équipement militaire considérable dans la région », y compris un contingent russe de « maintien de la paix », des soldats enrôlés dans « l’armée de Transnistrie », et d’autres troupes telles que des kazakhs, des mercenaires, des volontaires… Tragiquement, nul n’était surpris lorsque plusieurs explosions ont retenti dans le district transnistrien de Rybnitsa près de la frontière avec l’Ukraine le 6 mai 2022, ni quand un bombardement a fait plusieurs morts et blessés le 14 juillet 2022 à Vinita.

Quel rôle pour la société civile ?

Le siège du gouvernement de la Transnistrie à Tiraspol

Un voyage de recherche à Tiraspol en 2019 a présenté l’occasion de mener des entretiens avec, parmi d’autres, des professeurs du lycée théorique « Lucian Blaga », le seul lycée en langue roumaine de la région séparatiste. Leurs démarches pour faire respecter les droits de l’homme en Transnistrie ainsi que l’enseignement en langue roumaine rencontrent une forte résistance, aussi bien de manière ouverte que cachée. Ainsi, les personnes mobilisées dans ce sens ont été sujettes à des emprisonnements, des interrogations, des agressions physiques et des menaces de la part des autorités de Tiraspol. L’expert juridique international Antonie Popescu décrit la situation sans ambages : « Les 27 décisions de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDO) n’ont pas été respectées par les parties prenantes, la Fédération Russie et la République de Moldavie. »

Encadré 1 : Depuis le 24 février 2022, la guerre en Ukraine a fait des milliers de victimes. Près de 9 millions de personnes sont devenues réfugiées au-delà des frontières ukrainiennes, sans parler des personnes déplacées à l’intérieur du pays. Dans ce contexte, l’aide humanitaire constitue une urgence. Néanmoins, de nombreuses interventions humanitaires sont victimes de fatigue compassionnelle. Outre la solidarité individuelle et spontanée, de nombreuses initiatives visent une démarche humanitaire impartiale, durable et surtout sûre. Citons parmi ces dernières des projets et associations nées à plus de 2000 kilomètres de Kiev, en Suisse (Techfugees Suisse et Friends of Ukraine) ou du Royaume-Uni (Frontline Live Ukraine et Traffic Analysis Hub) pour ne mentionner que quelques exemples. L’aide humanitaire se heurte à de nombreuses limites mais c’est une pièce essentielle du puzzle…

Pour plus d’informations, veuillez consulter le portail de données opérationnelles de l’UNHCR (https://data.unhcr.org/en/situations/ukraine) ou les sites suivants, dont celui de Frontline Live Ukraine développé et co-géré depuis Fribourg (https://frontlineliveukraine.org; https://www.friendsofukraine.ch ; https://www.traffikanalysis.org).

Encadré 2 :

  • Créée en 1924, la République socialiste soviétique autonome de Moldavie (la Transnistrie) fait partie de la République soviétique socialiste de l’Ukraine.
  • Quand l’URSS reprend le contrôle de la Bessarabie et d’autres régions dans les années 1940, elle inclut la Transnistrie dans la nouvelle République soviétique socialiste moldave, créant ainsi une entité artificielle et peu stable.
  • En mars 1992, la Transnistrie est le théâtre du premier conflit armé de la Fédération russe avec une ancienne république soviétique.
  • Dans la littérature spécialisée, ce conflit est décrit comme « gelé », mais en réalité il y a eu plusieurs épisodes violentes depuis le cessez-le-feu en juillet 1992
  • Il s’agit d’un conflit davantage politique qu’ethnique, renforcé par la présence militaire de la Russie à Tiraspol et à Tighina.
  • Ces troupes protègent les quelque 20 000 tonnes de munitions stockées à Cobasna, dans le nord de la région sécessionniste et constituent le plus grand dépôt d’armes de l’Europe orientale.
  • Depuis l’effondrement de l’URSS, la communauté de langue roumaine en Transnistrie poursuit une politique active visant une « justice symbolique ».
  • Les organisations internationales et intergouvernementales (dont l’OSCE) ont eu une influence relativement faible et peu efficace en Transnistrie, tandis que la Russie a maintenu sa présence et sa position de force.
  • Depuis le début de la guerre en Ukraine, les séparatistes en Transnistrie se sont réactivés.

1 omct.org