Il y a à peine plus de 50 ans, notamment à Nendaz, le conte animait les veillées du soir, rythmait la vie et tissait du lien social. Aujourd’hui, il semble relégué au domaine de l’enfance, fragilisé par la modernité.
Pourtant, des passionnés continuent de le faire vivre à travers festivals, associations et formations émergentes. Le conte est-il en train de disparaître, ou connaît-il simplement une nouvelle métamorphose ?
Il était une fois…
À l’heure où les lumières artificielles bannissent les dangers de la nuit, la solitude règne en maître. Il n’y a pas si longtemps, en Suisse, nos aïeux se réunissaient chaque soir pour former une veillée. Ces moments étaient l’occasion pour les habitants du village de se retrouver et d’accomplir quelques travaux, comme casser les noix que les enfants avaient amassées dans leur hotte en rentrant de l’école.
Tout cela s’accompagnait de chants, mais aussi d’histoires ! Les anciens effrayaient les plus jeunes avec des récits sur le loup, pour les dissuader de s’aventurer trop loin. Un bruit étrange dans une grange ? C’était l’occasion de donner naissance à une nouvelle légende sur un revenant.
… le désenchantement du monde
Mais peu à peu, la société se tertiarise. Les familles n’ont plus besoin, pour le plus grand bonheur de tous, de grappiller chaque brin d’herbe, chaque noix, pour tenter de subsister. La lumière, la radio, la télévision, puis Internet émergent, et les veillées disparaissent progressivement.
Avec elles s’effacent la tradition du conte et un pan de la communauté. Aujourd’hui, certaines applications proposent de rencontrer des inconnus, sélectionnés par une intelligence artificielle censée correspondre à notre profil — une tentative pour pallier un manque crucial de connexion humaine.
C’est Max Weber, sociologue du XXᵉ siècle, qui a introduit le concept de « désenchantement du monde ». Il expliquait qu’avec le développement scientifique, les croyances religieuses et magiques avaient reculé. Mais au-delà de cette transformation, l’expansion bureaucratique a aussi érodé notre capacité à nous émerveiller.
Le conte ne meurt jamais
Le conte, lui, a survécu, mais en perdant une part de sa magie. Lorsqu’on y pense, c’est surtout le conte pour enfant qui nous vient à l’esprit.
La Suisse est à la traîne en la matière. Bien sûr, elle possède quelques bons festivals de contes, comme La Cour des Contes à Plan-les-Ouates, Les Jobelins à Neuchâtel, ou encore Les Anciennes Terres à Fribourg. Mais un à trois événements annuels restent bien maigres comparés à une tradition journalière bien vivante. Il existe cependant quelques associations, comme Contemuse à Fribourg, qui font vivre cet art à leur manière.
Une bulle de magie
Certains d’entre vous auront eu la chance d’entendre des histoires lorsqu’ils étaient jeunes. Dans les faits, selon une étude Ipsos de 2009 (France) ainsi qu’une étude menée en 2013 par Kathryn Zickuhr et al. (États-Unis), c’est à peu près un couple sur deux qui lit quotidiennement des histoires à ses enfants. Bien que le conte ne doive pas se réduire à une « simple » lecture à voix haute, ce petit moment de complicité est une étincelle qui peut faire naître une passion pour la littérature.
Vous souvenez-vous de Marlène Jobert ? Pour ceux qui ne la connaissent pas encore, je vous conseille L’arbre qui pleure, un conte qui fait partie d’un cycle destiné à faire découvrir la musique classique aux plus jeunes. Et effectivement, le second mouvement de Eine kleine Nachtmusik de Mozart m’accompagne encore aujourd’hui (ainsi que les terribles hurlements de douleur des arbres abattus par le bûcheron… mais ça, c’est encore une autre histoire).
Un autre conte cher à mon cœur est La Chèvre de Monsieur Seguin d’Alphonse Daudet, conté par mon grand-père. Monsieur Seguin avait des chèvres, mais elles sont toutes parties, l’une après l’autre, pour profiter de la liberté et brouter dans la montagne. Cependant, elles avaient été prévenues : le loup les trouverait. Monsieur Seguin prit une nouvelle chèvre, Blanquette, et la gâta autant qu’on puisse gâter une chèvre. Mais un jour, Blanquette quitta l’enclos, malgré le confort et les avertissements, pour profiter d’un jour dans la montagne. Le lendemain, Blanquette n’était plus…
Je suis une légende
Catherine Gaillard, l’un des rares conteurs professionnels suisses, assure que le conte est en péril. Depuis près de trente ans, il parcourt le monde et représente la Suisse dans l’univers du conte francophone. Du haut de son expérience, il porte un regard tendre mais réaliste sur les conteurs amateurs. Tout le monde a un smartphone et peut filmer avec, mais tout le monde n’est pas Fellini ou Kubrick. Bien sûr, les mondes amateur et professionnel ne sont pas à opposer, bien au contraire : ils se complètent.
Mais rencontrer un conteur professionnel en Suisse est à peu près aussi rare que de croiser une bête légendaire contée. En effet, devenir conteur professionnel est un véritable parcours du combattant : actuellement, outre l’absence d’école professionnalisante, même si le statut d’intermittent en Suisse est reconnu, il reste très difficile à obtenir. Et même si l’on parvient finalement à l’obtenir, le salaire qui en découle reste modeste. Ce métier méconnu attire aussi la jalousie. De la même manière qu’on reproche aux enseignants d’avoir trop de vacances, on reproche aussi aux conteurs de ne pas avoir à se plaindre, car ils font ce qu’ils aiment. Certes, tout le monde n’a pas le luxe de choisir son métier, mais cela ne signifie pas que chaque profession n’a pas ses propres difficultés.
Même si le conte sera toujours vivant à un niveau local grâce aux amateurs et aux associations, la scène internationale devra bientôt faire sans représentants suisses. Heureusement, Catherine Gaillard ne se démonte pas face à la fatalité. Il est en train de mettre sur pied la première école suisse qui formera des conteurs francophones. Les classes, qui rassembleront entre six et douze élèves, se dérouleront sur deux ans. Durant ces cours, le registre du conte, la théorie et sa mise en pratique seront abordés, mais aussi la face cachée du métier : comment se faire remarquer par un programmateur, les méandres administratifs et juridiques, la création de dossiers et l’écriture de spectacles. Et ce n’est que la pointe de l’iceberg.
Les contes pas si innocents
Grâce à la programmation de Catherine Gaillard lors du festival Les Anciennes Terres, j’ai pu assister à une représentation unique en son genre d’un conte dont tout le monde a au moins entendu le nom une fois : Les 1001 nuits.
Et ce spectacle s’est déroulé de 22 h, samedi, à 6 h, dimanche. Bien sûr, il y avait des pauses, mais au cours de la soirée, parmi les transats installés au Nouveau Monde, la narration était parfois interrompue par quelques ronflements.
Et ils vécurent heureux
Pour les plus académiques d’entre nous ou pour les apprentis magiciens, je conseille d’approfondir le sujet grâce aux écrits de Propp, qui identifie une trentaine de lieux communs du conte, ou encore ceux de Campbell, qui décrit le parcours typique du héros.
Pour ma part, je me réjouis de voir que le conte, bien que n’ayant plus sa force d’antan, reste actif de nos jours. Socle commun qui permet d’affermir une communauté, j’espère sincèrement que chacun d’entre nous s’amusera à faire renaître la magie autour de soi, pour enfin réenchanter le monde.