Par ses compositions d’objets hétéroclites saisies au scanner, en haute définition, Lucie Stahl force notre regard. Sur quoi ? L’envers du décor de notre société en perdition, symbolisée par les rebuts d’une consommation absurde et destructrice. Visite guidée.
Dès la démocratisation des scanners dans les foyers, en 2008, la jeune berlinoise a une idée. Celle d’arranger sur l’écran des objets en tous genres, parfois des fluides indéterminés. « Tentation expressionniste », selon Sacha Rappo, assistant en communication du Centre et qui guide notre visite. Elle s’entoure en effet d’innombrables éléments qu’elle pioche autour d’elle, composant son œuvre à même le scanner. Puis, elle scanne de nombreuses fois la compo, la modifiant jusqu’à satisfaction. Pas de retouches a posteriori, pas de Photoshop, ses œuvres sont brutes, presque surréalistes, alors que les objets assemblés, dans leur réalité en HD, nous rappellent à l’absurdité de leur usage commun. Le contraste est là. Rajoutant à la tangibilité de ces objets qui semblent présents dans la salle, l’artiste applique sur ses scans une résine transparente, luisante. Le spectateur y voit son visage en reflet. Et ses mauvaises habitudes.
La perte du lien au fondamental
Ses premières œuvres sont accompagnées de textes, comme celle mentionnant l’humour préhistorique, insultant, de l’homme envers la femme. Car oui, l’artiste tape un peu partout : féministe, elle critique le patriarcat. Antispéciste, écologiste, ses œuvres mettent aussi en scène des éléments naturels. A l’image de cette face de babouin, immense, la tête collée contre sa propre merde. Symbole d’une nature écrasée par l’humain ? Juste à côté, en réponse, une tête humaine en bois, grossièrement taillée, surgit de l’image. Symbole de notre conception tout aussi grossière de la nature et de sa cruciale importance ? Un vieux bidon Texaco, fixé autour d’un axe vertical de métal, signifie clairement ce contraste. Référant aux moulins à prières tibétains, il interroge sur la perte du lien au fondamental, au spirituel, et donc, on peut le supposer, à la nature et au grand Tout. Puisque l’artiste est également sculptrice. Au 1er étage du Centre, s’étale d’abord un Mickey géant, disséqué sur une table (voir photo). Inspirée d’un vieux porte-clés ayant appartenu à l’artiste et peu à peu délité, cette sculpture dévoile un certain anti-américanisme. Symbole d’Hollywood, et de l’industrie culturelle mondialisée. Anti-société de consommation américaine, l’œuvre American buns l’est aussi. Des pains hamburger dans leur emballage aux couleurs du drapeau américain, surplombés d’un fond noir, parsemé de grains de sésame. Comme pour transposer le drapeau américain et ses étoiles en un firmament de bouffe.
Une société hypnotisée par ses chimères
Plus ouvertement critique sociétale, l’œuvre Not O.K. intègre un extrait d’un article éponyme. Ce dernier se moque par l’absurde du fantasme de l’Âge d’or, du retour à une société harmonieuse rendu possible par les voyages temporels. Par là même, l’article remarque également la perte de confiance des Américains dans leurs institutions politiques, qui pratiquent une politique sociale destructrice. L’article, roulé sur lui-même, collé d’un couteau, est isolé entre des bambous qu’il essaie à grand peine d’imiter. L’œuvre semble nous signifier l’impossibilité de retourner à un état primordial de pureté et d’harmonie en continuant de croire à des chimères. Qu’elles se situent dans le progrès technologique, ou dans la croyance en la validité d’une société modélisée selon le principe de croissance infinie dans un monde aux ressources limitées. L’absence d’inquiétude quant à la pérennité de ce monde est particulièrement bien symbolisée par la troisième sculpture de l’exposition. Figurant un humain de sexe indéterminé, prise d’une certaine langueur, elle représente l’indifférence du genre humain quant aux problématiques actuelles. Lui répond un des clichés de l’artiste, (puisqu’elle est aussi photographe) où l’on voit un chimpanzé dans la cellule vitrée d’un zoo. En arrière-champ, le reflet d’un squelette humain semble résonner avec ce corps allongé, immobile, et courant pourtant vers l’extinction de son espèce…
Un édifice sociétal fissuré
Par son travail, Lucie Stahl nous donne à voir les lézardes courant sur l’édifice artificiel que nous nous sommes construits : de plus en plus profondes, de plus en plus énormes, elles signifient l’incohérence d’un système qui tente à tout prix de maintenir une cohérence. Une cohérence interne à sa structure, sourde aux craquellements continus de ses parois, coupée de ses fondations et s’élevant pourtant de plus en plus haut vers l’irréel. Sa subsistance forcenée creuse un écart de plus en plus grand entre nous, et le Monde dans lequel nous sommes pourtant tenus d’exister.
L’exposition Lucie Stahl : Works (2008-2018)
est à découvrir au Centre d’art contemporain Fri Art jusqu’au 6 mai.
Crédits photo: Wilde