Spectrum à le plaisir de vous convier à son premier feuilleton sous forme de cadavre exquis. L’idée est simple : à chaque nouveau numéro, une nouvelle page de l’histoire s’offrira à vous et pour chaque nouvel extrait, c’est un autre auteur qui prendra le relai, faisant évoluer l’histoire dans le genre littéraire de son choix.

Maintenant que vous savez où vous mettez les pieds, peut-être vous plaira-t-il de rencontrer l’héroïne de notre histoire : Barbara.

Barbara n’était pas ce que l’on pouvait appeler une jolie fille. Elle possédait un nez trop gros et aplati et des yeux enfoncés, ce qui lui conférait un visage porcin. Sa physionomie, elle aussi, se rapprochait de celle de l’animal : des jambes courtaudes et grassouillettes que surplombait un embonpoint peu négligeable. De ce fait, les gens avaient deux réactions lorsqu’ils la rencontraient : une indifférence totale qui la dotait du pouvoir de l’invisibilité ou une moue de dégoût suivie de ricanements de malaise. Cela lui allait très bien. Il faut dire que les échantillons de la race humaine qu’elle avait jusqu’alors rencontrés ne lui donnaient nullement envie de se montrer philanthrope. Elle évitait autant que possible de se faire remarquer. Mais ce jour-là, quelque chose bascula. A la suite d’une petite chute, elle fut retardée. Et tout comme dans la théorie des dominos, pleins de malheurs s’enchaînèrent inéluctablement. Sa chute lui fit casser ses lunettes, car le destin non content de l’avoir affublée d’une apparence répugnante lui offrit une myopie si prononcée qu’elle n’y voyait rien sans ses verres à doubles foyers. Rendue quasiment aveugle, elle se trompa de porte en arrivant dans son immeuble et se retrouva bien malgré elle dans l’appartement voisin.

Si seulement elle n’était pas tombée, si elle n’avait pas brisé ses verres et même si elle avait tenté de déchiffrer le nom se trouvant sur la sonnette, alors les choses auraient été différentes.
Mais c’est à toute volée et dans un vacarme assourdissant qu’elle ouvrit cette satanée porte et ce qu’elle vit lui glaça le sang. De toute sa vie elle n’avait jamais rien vu de tel et c’est avec une horreur grandissante qu’elle se rendit compte que ce qui se trouvait dans cette pièce sembla lui rendre son regard …

JODIE NSENGIMANA

Qui l’eut cru ? Barbara, sans le savoir, faisait face à un énergumène avec les yeux d’un minotaure, un horrible animal perdu dans son propre labyrinthe. Mais sans des lunettes de vue, un taureau peut rapidement se transformer en un prince très charmant. Et Barbara, comme on s’y attendait, devint une des nombreuses victimes de la malicieuse illusion. Malgré tout cela, les regards se soutinrent durant une interminable minute, jusqu’à ce que le minotaure prenne la parole. Ce dernier remarqua la cruauté implacable d’un visage terrassé par la hideur. Et pourtant, il fut subjugué par ce même visage.

« Je m’appelle Drilon. » commença-t-il sur un ton mielleux. Barbara préférait la voix au visage. Elle pensait toujours que le charme s’exprimait par le biais de la mélodie, et que le corps n’était qu’un emprunt qu’on rendrait à la Grande Faucheuse, celle qui chante la pire des berceuses. Pour Barbara, l’apparent beau visage de Drilon passa au second plan. Mais du point de vue des statues grecques, il ressemblait plutôt à de la putride fioriture.

Ainsi allait s’entamer cette interaction, sur les futilités d’un romantisme mort au 18ème siècle. Barbara répondit « Et moi c’est Barbara. » avec une timidité telle que les pigeons picorant au loin furent mal à l’aise. « On dirait que tu as perdu tes lunettes. Tu louches beaucoup. » remarqua Drilon le Minotaure. La dulcinée fut touchée par ce compliment si véritable. Elle décida d’enchérir avec une autodérision que seuls les niais comprendraient : « Loucher, c’est ce qui me rend belle. » Quant au béotien adepte des répliques narcissiques, il surenchérit par pure générosité : « Et moi je suis beau tout court, mais le vois-tu Barbara ? ». Drilon avait l’air très sûr de lui. Ce que Barbara ne voyait pas, c’était la bouteille de whisky cachée dans la main droite et moite de ce sexagénaire alcoolique. Il semblait que le grand romantique nombriliste avait des choses à cacher, mais lesquelles ?

Dans quelle situation l’indigente Barbara s’est-elle engouffrée ? Seul le prochain auteur le saura, et vous bien entendu…

DRILON MEMETI

Elle considère la scène, ar- mée de l’apathie son armure. Depuis tant d’années de carence affective, depuis sa mère la mort… La mort de sa mère, pardon… Elle est confuse. C’est nouveau. Bizarre.

Son corps se rétracte alors que fouille le regard incandescent du mâle. Elle en avait tant rêvé, plus jeune… S’était imaginée légère de ce poids nouveau, de ce désir balayant son corps, en salivant toutes les parties… Mais cela fait bientôt quinze ans qu’elle a cessé d’y croire vraiment. Elle a intégré l’injustice. Intégrée, l’inégale répartition des sentiments suscités. Elle a son cœur séché de jamais n’avoir baigné dans ce limon brûlant qu’est un amour fertile. A la lisière de sa conscience s’entrechoquent déjà des voix qu’elle croyait suicidées, dans son estomac point l’imprononçable douleur d’avoir les mots pour penser à nouveau les déserts…

Alors ce corps immonde, exalté d’alcool, masse informe et floutée, mêlant indescriptiblement ce qui devait être chair gonflée par l’amnésie de soi, presque nu, aberré par le temps, cet alter ego du genre imposé, en quelque sorte, il est corps étranger, il est déjà en elle alors que non… L’accepter, l’embrasser ? Ereinter son corps, donner ? Recevoir ? Elle ne comprend pas. Les mots sont creux. Sans substance. Vidés de toute réalité. Son corps rejette, elle se croirait vomir. Aimer d’un coup, comme ça, c’est impossible. Elle n’est pas vaccinée contre.

Et s’il le touche, lui, ce monstre qu’elle aimerait tant pouvoir aimer, elle hurlera. Elle se noiera dans ses pleurs. Elle n’y peut rien. C’est physique. Et lui se méprendrait… Claquerait la porte à ce nez plat, affreux…

« Ça va, petite Barbara ? Tu pleures ? » Siffle la bête, raclant sa gorge de cancer.

« Non… Fin, oui, j’veux dire… » Merde merde merde je dis n’importe-quoi, chuis vraiment une débile, vas-t’en, c’est trop tard et j’y arrive pas et j’ai peur et « Vraiment ? Rentre, je te ferai quelque chose de bon. Tu verras : je vais sortir un ptit Mouton 2000, on va l’aérer vite fait, se le taper tous les deux, tu vas voir… ça va être aux oignons. » A ces mots, Barbara pris peur, puis la fuite.

Le vieux pelé, resté un moment sur le pas de sa porte, arborait un sourire illisible.

ARTHUR ROSSIER

Barbara court. Elle court pour disparaître. Ce moment qu’elle avait attendu toute sa vie n’a été que succession de désillusions. Elle l’imaginait plus beau, plus jeune, plus tout. La petite voix dans sa tête qui lui répète que c’était sa seule et dernière chance se tait. Il y a mieux comme première rencontre avec l’amour, et on n’a jamais deux fois l’occasion de faire une bonne première impression.

Le minotaure, lui, au loin, hurle. L’histoire se répète et il le sait, ce cycle de dégoût qu’il provoque n’est pas sur le point de s’arrêter. La malédiction bat son plein et lui qui auparavant était un stéréotype de mode, n’est plus qu’une bête répugnante et esseulée. Ces muscles ont laissé place à la graisse, sa peau au cuir et ses yeux ravageurs ne sont plus que de simples billes avec une pupille rectangulaire. A trop jouer avec son charme, on finit par se faire ensorceler, et tôt ou tard, se retrouver de l’autre côté.

Arrivée à un point d’eau, Barbara contemple son reflet.

« Mais qu’est-ce qui ne va pas avec moi ? » Cette question a une réponse toute faite. Elle l’a sous les yeux en ce moment même. Elle refuse d’y répondre, ferme les yeux, et essaie de s’imaginer comment le monde tournerait sans sa personne. Elle en tire une conclusion sordide.

L’espoir s’est éteint quand elle a vu dans la bête qu’elle n’était qu’une seconde option. On lui a manifesté de l’attention par élimination et sans pitié. Finalement, personne n’a eu le choix. Elle qui pensait trouver un regard compréhensif, n’a vu que l’avidité de se complaire à travers un autre être désespéré.

Sa tête est sous l’eau désormais. Elle a entendu dire qu’on ne pouvait pas s’étouffer tout seul. Elle a aussi entendu qu’elle finirait par trouver l’amour tôt ou tard. Alors elle essaie et le temps lui parait interminable. Ses poumons se remplissent d’eau et son visage devient bleu. Elle sourit.

Tout est terminé.

EVAN LUMIGNON