Interview de Sandro Gozi, personnalité politique italienne et expert de l’action européenne.

Le nationalisme « se bat pour une société qui n’existe plus… exacerbe les conflits sociaux… fuit ses responsabilités ». Sandro Gozi, secrétaire d’Etat au gouvernement italien et délégué aux affaires européennes est catégorique : l’heure de la redéfinition et de l’approfondissement des idées qui ont fait naître l’Europe a sonné. Selon lui, c’est la seule politique d’envergure capable d’affronter les défis économiques et sociaux présents et futurs. Oui, en l’absence d’une Europe communautaire, l’Europe géographique pacifique risque de disparaître.

Invité le 10 avril à l’Université de Fribourg pour la conférence – « Europe : 60 ans des traités de Rome, 30 ans d’Erasmus » – Spectrum n’a pu laisser filer cette occasion unique d’interviewer cet homme politique se battant pour une Europe forte. D’autant qu’organiser une conférence pour fêter les anniversaires des traités de Rome et d’Erasmus, c’est reconnaître deux piliers de l’Europe que nous expérimentons quotidiennement. Par nos échanges universitaires, par nos incessantes escapades par-delà les frontières. C’est aussi l’occasion de revenir sur cette gigantesque expérience qu’est l’Europe, sur la nature de ses relations avec la Suisse, mais aussi sur l’importance de son avenir.

« La Suisse n’a peut-être pas adhéré pleinement à l’Union européenne, elle n’en partage pas moins ses valeurs et ses principes. »

La Suisse ne fait pas partie de l’Union européenne, pourtant vous y tenez une conférence. Quel message voulez-vous transmettre aux étudiants suisses ?

Sandro Gozi : Je suis sans conteste dans un pays européen. La Suisse n’a peut-être pas adhéré pleinement à l’Union européenne, elle n’en partage pas moins ses valeurs et ses principes. Je suis même convaincu que l’avenir rendra compte d’un rapprochement entre l’Europe et la Suisse. Celle-ci ne pourra pas rester à l’écart de la nouvelle construction européenne, construction pour laquelle je m’engage activement.

La Génération Erasmus est-elle aussi représentée par les milléniaux suisses ?

Bien sûr, ils en font tout-à-fait partie par leur manière de vivre. C’est l’Europe qui a construit leur quotidien avec Erasmus, les vols low-cost et qui leur a prodigué une liberté de circulation grâce à Schengen. Ils se sont pleinement intégrés à la Communauté européenne en voyageant grâce et à travers elle. Et c’est cette Génération Erasmus, milléniaux suisses inclus, qui construira l’avenir de l’Europe. A propos du projet Erasmus, une des plus grandes réussites de l’Europe, il est encore nécessaire de le démocratiser, le rendre accessible à tous. Ainsi une multiplication par dix de ses fonds, soit 13% du budget Européen devrait être alloué à Erasmus.

« Cette relance ne peut s’établir qu’en multipliant les unions : l’avènement d’une union sociale, sécuritaire et de la défense. »

L’Europe est née d’une volonté d’interdépendance économique entre ses Etats, portée par deux symboles forts : le charbon et l’acier. Ce modèle semble désormais dépassé…

C’est une évidence, l’Europe s’est plongée depuis une décennie dans un immobilisme qui l’asphyxie. Conséquence de politiques contentées par une Europe synonyme de marché unique et que l’opaque technocratie ne parvient pas à dynamiser. Comme il est inimaginable de se contenter d’une Europe définie par son marché, il faut la repenser. Créer une Europe nouvelle et avant tout sociale. Cette relance ne peut s’établir qu’en multipliant les unions : l’avènement d’une union sociale, sécuritaire et de la défense. Bien que l’union sociale fasse déjà partie des objectifs de l’Europe, la politique sociale actuelle manque de coordination, de puissance.

Les symboles forts de cette nouvelle Europe doivent graviter autour des volontés suivantes : construire une Europe de la jeunesse et créatrice d’opportunités. Certaines problématiques telles que le chômage, les inégalités économiques et sociales pour n’en citer que quelques-unes, sont des thèmes transnationaux que seule l’Europe est amenée à résoudre.

« La migration est un phénomène structurel et global qui nous accompagnera les trente prochaines années. »

Vous parlez d’une nouvelle Europe, une Europe sociale forte de ses valeurs et de ses droits. Comment penser cette nouvelle Europe alors que celle-ci ne cesse de se diviser face à l’urgence du phénomène migratoire ?

Il est désormais erroné de parler d’urgence lorsque l’on aborde la question migratoire. La grande crise migratoire — soit l’état d’urgence — a déjà eu lieu. Des projets tels que Triton, structurant désormais la prise en charge des frontières européennes, furent dès lors mis en place. Nous l’avons néanmoins subie parce qu’aucune politique européenne n’existait pour y faire face.

Il est vrai que des pays européens subissent encore les conséquences du flux migratoire intense, faute d’une politique européenne forte. Certaines politiques, de façon démagogique, exploitent d’ailleurs cette question dans le but d’un retour au nationalisme. Mais il faut savoir que la migration est un phénomène structurel et global qui nous accompagnera les trente prochaines années. On ne peut s’y soustraire en fuyant nos responsabilités. C’est pourquoi il requière des efforts de structuration et d’intégration, auxquels l’on ne peut répondre par une fermeture des frontières nationales.

Dans l’immédiat, une coopération avec les pays d’émigration ainsi qu’un travail à l’égard des conflits politiques qui les traversent doivent se mettre en place. Bâtir de telles relations implique la création de partenariats entre l’Europe et les pays concernés et une majoration des financements publics comme privés.  Car à terme, la gestion de la migration ne peut s’opérer sans l’instauration de politiques de prévoyance à l’échelle européenne.

« La droite prépare le lit de mort de l’Europe, synonyme d’une possible guerre demain. »

La politique européenne, une affaire dédiée à la gauche selon votre dernier livre* ?

Faire de la politique un objet transnational doit être ancré dans l’ADN de la gauche, car c’est elle qui mène la barque des questions sociétales. Et l’Europe est une question de société. La droite, qu’importe sa forme, n’a jamais jugé l’appartenance à l’Europe comme primordiale. Pire, on observe la droite se nationaliser. Comment dès lors attendre de la droite un projet européen de renom ? J’ajouterais même que par la montée de ses extrémismes, la droite prépare le lit de mort de l’Europe, synonyme d’une possible guerre demain. C’est pourquoi la gauche seule peut et doit s’engager afin d’établir une véritable démocratie continentale, et ainsi créer une réelle force transnationale.

Vous soutenez l’importance d’instituer un Chef d’Etat transnational à la tête de l’Europe. À quoi correspondrait-il ?

Ce serait un président élu par le suffrage universel, grâce au droit de vote dont jouirait chaque citoyen européen. Ses fonctions seraient celles qu’exerce pour l’instant la multitude, soit Jean-Claude Juncker, président de la Commission, soit Donald Tusk, président du Conseil, soit Antonio Tajani, président du Parlement. Le temps est venu de simplifier, d’unifier. Ce président aura surtout une charge de contrôle, de coordination. Et ce, aussi sur des partis transnationaux, qu’ils se soient habillés d’idées écologistes ou plutôt conservatrices. La création de ce poste est faisable, il suffit simplement d’une volonté politique.

« Les 73 places libérées par les Britanniques au Parlement européen offrent une opportunité sans égale : celle d’élire des députés transnationaux. »

A quand un droit de vote à l’échelle européenne ?

C’est une idée que j’affectionne et dont les problèmes logistiques ne sont pas insurmontables si l’on s’aide des nouvelles technologies. Il est certain que l’idée politique ne peut se construire par le seul biais du territoire. Il faut s’en affranchir. Pour prendre un exemple concret, les 73 places libérées par les Britanniques au Parlement européen offrent une opportunité sans égale : celle d’élire des députés transnationaux. Députés élus non pas selon leur nationalité mais par la vision qu’ils portent pour l’Europe.

On le sait, l’Europe est la quête d’un idéal. Idéal pour lequel les indifférents semblent de plus en plus nombreux. En ce sens, votre combat pour la poursuite de cet idéal me fait énormément penser à celui qu’a pu mener l’un de vos homologues, Antonio Gramsci, qui a écrit un livre dont le titre clame : « Je hais les indifférents ». Êtes-vous partisan de l’optimisme de la volonté ?

Je suis partisan de la détermination. Comme a pu le dire Jean Monnet : « ce qui est important, ce n’est ni d’être optimiste, ni pessimiste, mais d’être déterminé ». Et je le suis dans mon engagement politique.

Je ne crois même pas que l’Europe soit indifférente à son idéal. Au contraire, la question de l’idéal est au centre du débat public avec des thèmes clés comme le chômage, l’immigration ou encore le changement climatique. Et l’Europe n’aura de cesse de familiariser ses citoyens aux réponses qu’elle peut apporter à ces questions. Il y a deux éléments auxquels il lui faudra toutefois prendre garde : ceux qui veulent la détruire mais aussi les erreurs qu’elle-même a commises la décennie passée et qui la discrédite aujourd’hui.

*Sandro Gozi, Génération Erasmus, Paris, Plon, 2016

 

Crédits Photo: Christian Doninelli – Unicom