L’écriture inclusive revient régulièrement sur le devant de la scène linguistique. Mais quelle place a-t-elle dans notre université ?

L’écriture épicène ou inclusive consiste à formuler une phrase de manière à ce qu’elle inclue à la fois le masculin et le féminin, en évitant l’utilisation du masculin générique. On dira donc le personnel plutôt que les employés. Le sujet revient souvent dans l’actualité : l’Académie française s’est dernièrement prononcée à l’unanimité contre l’utilisation de l’écriture inclusive – qualifiée de « péril mortel » et d’« abomination » – au nom de la préservation de la langue française.

Mais la langue est un fait social et ne se laisse pas dicter sa conduite si facilement, comme l’explique Richard Huyghe, professeur ordinaire de linguistique française à l’Université de Fribourg : « Les institutions peuvent prescrire des normes, mais au final, c’est l’usage des locuteurs et locutrices en tant que corps social qui tranche et impose les choses. L’impulsion institutionnelle peut être un déclencheur, mais globalement, la langue se décrète assez rarement. » Cela relativise donc la portée de la décision de l’Académie française, mais aussi l’impact de ceux qui tentent de promouvoir l’écriture inclusive.

Construction d‘une réalité sociale

Les enjeux sont pourtant importants, comme le souligne Annegret Kersten, spécialisée dans les Etudes de genre à l’Université de Fribourg : « La langue construit une réalité au-delà de la réalité déjà existante. Il faut donc sensibiliser les gens, y compris les étudiants, au fait que la manière dont ils s’expriment sur un sujet influence la perception que l’on en a. Mais cela reste compliqué. » Concrètement, le fait que la forme d’expression dite neutre, tant en allemand qu’en français, soit la forme masculine a des répercussions sur la manière dont sont représentés les genres dans la société. Ainsi, l’utilisation d’une formulation masculine par défaut tend à effacer le fait qu’il existe des différences entre les hommes et les femmes, et par là même le fait que les femmes soient prétéritées par ces différences.

Peu de noms à féminiser

Mais le processus de féminisation de la langue n’en est pas à son commencement. « Concernant le marquage du genre du nom, il y a plusieurs choses à prendre en compte. Une certaine quantité de noms possèdent déjà une forme féminine qui est installée dans l’usage, essentiellement pour les noms de métiers. D’autres formes féminines, comme professeure, ne s’entendent pas à l’oral, c’est donc difficile de savoir dans la vie de tous les jours si l’accord au féminin est fait. De plus, certains noms sont épicènes : ils peuvent avoir les deux genres sans qu’il y ait de changement de forme. C’est par exemple le cas de collègue ou partenaire », poursuit le professeur Huyghe. Les noms qui restent à féminiser forment donc une part minoritaire du vocabulaire. Bien que la formulation épicène soit la plus saillante et donc la plus débattue sous sa forme écrite, la place de l’oral reste néanmoins centrale : la féminisation d’un nom est plus susceptible de rencontrer de la résistance si sa prononciation s’en trouve modifiée.

Défi linguistique

A cela s’ajoute en Suisse la difficulté à concilier des directives linguistiques similaires dans des langues différentes. La première proposition de formulation non sexiste est acceptée par le Parlement suisse en 1992, mais ne s’applique qu’à l’allemand, avant d’être étendue aux autres langues nationales en 1993. Trois ans plus tard, le volumineux guide de rédaction non-sexiste en allemand est édité par la Confédération. Il faut attendre l’an 2000 pour avoir droit à un équivalent condensé en français et 2003 pour la version italienne. Mais ce n’est qu’en 2007 avec la Loi sur les langues que ces recommandations deviennent des obligations pour le personnel fédéral.

Les documents cantonaux analogues sont validés par le Conseil d’État fribourgeois en 1998. En tant que directives officielles, elles s’appliquent à toutes les institutions cantonales, université incluse. Mais elles sont présentées comme des suggestions d’écriture, sans valeur obligatoire en dehors des textes officiels.

Une visibilité toute relative

L’Université est donc concernée par le sujet. Pourtant, sa visibilité n’est pas optimale. La langue épicène est belle et bien employée – de manière plus ou moins spontanée – dans les communications officielles, règlements et cours de la plupart des professeurs. Mais l’accès aux documents de référence se fait par la page du service de l’égalité entre femmes et hommes à l’onglet « Langue épicène » : difficile de tomber dessus par hasard. Concernant les guides de rédaction des travaux écrits proposés par les facultés – c’est-à-dire quasiment le seul document officiel consulté par les étudiants – la situation est pire. Seul celui du département de pédagogie spécialisée dispose d’un paragraphe encourageant l’utilisation de l’écriture épicène.

Autre problème : la langue épicène ne doit pas nuire à la lisibilité du texte. Cela laisse donc une part de subjectivité importante lors de la rédaction. De plus, les différents documents de références recommandés par l’Université se contredisent sur certains points, notamment l’ordre dans lequel placer le masculin et le féminin. Ordre qui change aussi suivant la langue d’écriture. Quant aux manières d’unir les deux genres afin d’économiser de la place, elles diffèrent selon la langue. En allemand, le Binnen-I – comme dans LehrerInnen – très utilisé en cours, est proscrit. On privilégie la barre oblique, tandis qu’on choisit plutôt le tiret en français.

Au final, il manque encore une volonté forte d’encourager la langue épicène au-delà du strict minimum légal. Mais peut-être que le changement viendra cette fois de la société plutôt que des institutions…


Lydiane Lachat
Illustration: Andréa Savoy