Le principe de la série estivale des « Cartes postales » est le suivant : un·e rédacteur·rice, un lieu de vacances, ses impressions. Une lecture légère, à l’image de la bonne humeur des mois d’été. Aujourd’hui, c’est Guillaume qui partage son voyage à Madrid.
Cher·ère lecteur·rice,
Aujourd’hui, j’aimerais te faire voyager un peu dans l’espace et beaucoup dans le temps. Avant ça, laisse-moi te planter le décor. Madrid, juillet 2019. Chaleur suffocante, résultat de la folie des hommes qui préfèrent brûler du pétrole que de soigner leur jardin. Monde grouillant. Des touristes ? Certes, mais la capitale castillane a su garder un peu de son jus. Elle n’est pas devenue une vitrine à ciel ouvert comme sa sœur Barcelone. Je suis avec mes collègues, nous sommes futur·e·s historien·nne·s de l’art. En conséquence, il nous faut parler d’œuvres. Et Madrid bien sûr en regorge.
Toute l’Espagne, de la Renaissance et des Temps Modernes, est là : Ribera et ses saints illuminés, Zurbaran avec ses natures mortes plus vraies que Nature, les retables théâtraux du Greco, Goya décliné sous toutes ses périodes et bien sûr le portraitiste absolu qu’est Velázquez. On y croise aussi quelques maîtres flamands : Rembrandt dans l’obscurité profonde à peine éclairée par un timide brasier, et Bosch, toujours prompt à nous fasciner avec ses visions cauchemardesques.
Essaie aussi de visualiser les Contemporains, ceux qui ont bousculé l’ordre artistique établi. Imagine Picasso et son Guernica, plus grand que tu ne crois, plus terrible aussi. La Guerre moderne est là, dans son horreur et son absurdité. Cette violence qui maintenant fait plus de victimes civiles que dans les rangs des soldats. Ris devant le Visage du Grand Masturbateur de Dali, fruits de ses obsessions onanistes. Avec lui déroule le fil tortueux du surréalisme, de ses aspirations, de ses frustrations. Vois comment Joan Miro joue avec nos plus élémentaires attentes, détruit la figuration et réinvente les formes, les couleurs.
Tu préfères les choses plus sérieuses ? Alors vois les portraits torturés d’Antoine Saura, qui, après la Deuxième Guerre Mondiale et en pleine dictature de Franco, ne voit en l’homme que sinuosités immondes, chaos monochromatique et violence désordonnée.
Ta tête tourne un peu ? C’est normal, je t’en ai demandé beaucoup. Devant un tel florilège, on peut être pris·e du « syndrome de Stendhal », ce vertige qui nous prends lorsqu’on est exposé·e à trop d’œuvres d’art.
Respirons un peu. Prenons une Sangria. C’est bientôt l’heure du repas, je te conseille un gaspacho. Durant ta digestion, repasse en mémoire ces tableaux. Rappelle-toi quand et pourquoi ils furent peints, leurs sens premiers et leurs autres sens cachés. Observe, ouvre grand les yeux, ferme-les ensuite et tu verras que l’art te fera voyager aussi bien que n’importe quelle machine roulante ou volante. Il te rappelle ton premier devoir : celui de garder l’esprit ouvert.
Il est temps de partir mais je te sais insatisfait. Ce n’est pas grave, on ne peut pas tout voir en une fois. Nous reviendrons. Nous plongerons une fois de plus dans les tableaux.
Crédits photo: Guillaume Babey