Le soir du 13 novembre 2019, le festival féministe genevois Les Créatives annonce un événement exceptionnel : une discussion entre Virginie Despentes et Paul B. Preciado. Mais quand la foule amassée depuis plusieurs heures devant les portes découvre qu’elle n’entrera pas, elle s’énerve. Récit d’une effervescence collective qui a su se faire entendre.

Un vent féministe souffle sur Genève depuis quelques jours. C’est que, du 12 au 25 novembre, il se tient la 15ème édition du festival Les Créatives, qui se décrit comme pluridisciplinaire, féminin et féministe. La mission qu’il se donne est de mettre en avant toutes les personnes se définissant comme femmes, cisgenres ou transgenres (ndlr : femmes* dans la suite de l’article). Cette année, les organisatrices ont choisi de mettre en avant la colère des femmes*, et l’événement d’ouverture du festival l’a justement illustré : un cri d’une minute poussé au même moment par des centaines de femme.

Mais sans conteste, l’un des événements les plus attendus de cette édition était celui annoncé pour le mercredi 13 novembre à 19h30 : la venue de Virginie Despentes et de Paul B. Preciado. Virginie, c’est l’autrice de King Kong Théorie (2006), celle qui parle de chez les moches pour les moches, la meuf punk, la meuf qui sourit pas pour rien, qui a trop fumé trop bu trop fait le tapin, celle qui a su se frayer un chemin malgré sa voix féministe violente et dissidente. Paul, c’est l’auteur de Un appartement sur Uranus (2019), celui qui expérimente avec les hormones et les corps qu’il dit tous monstrueux, celui qui a choisi le masculin pour s’identifier mais n’est ni un homme ni une femme, ni hétérosexuel ni homosexuel, celui qui parle nécropolitique, transformation radicale, désirs partout tout le temps. Et en plus, les deux se connaissent bien car iels formaient couple à une époque, et n’ont pas peur de dire que cet amour existe encore.

Deux personnalités exceptionnelles donc, portant dans leurs cœurs et leurs livres des discours de dissidence et de révolte, devaient se retrouver pour une discussion animée par Victoire Tuaillon, la fondatrice du podcast sur la masculinité Les couilles sur la table. A 17h50, soit 1h40 avant le début de la conférence, le premier étage de l’université Bastions est déjà bien rempli. Étonnamment, l’auditoire prévu ne semble offrir que 400 places. Mais l’inquiétude n’est pas encore de mise. Des personnes sont déjà devant les portes certes, mais la majorité des gens sont éparpillés en petits groupes et profitent de la table d’apéritif. A 18h15, les files se forment. Trois devant les trois portes du 1er étage, deux devant les deux portes du 2ème. Il y a du monde mais personne ne doute encore de pouvoir rentrer. L’ambiance est joyeuse.

A 19 heures, les portes s’ouvrent. Ou plutôt s’entre-ouvrent. Une minute à peine passe, et elles se referment. « C’est plein ! » crient les hommes en costume noir qui les gardent. L’incompréhension est palpable. Déjà ? Alors que les réseaux sociaux témoignaient de l’intérêt de plus de 3000 individus ? S’ensuivent plusieurs mouvements de foule désordonnés : des personnes montent pour essayer d’entrer par le haut, d’autres descendent tenter leur chance en bas. Mais plus personne n’entrera, sauf les invités et invitées qui arriveront à peine à l’avance et profiteront d’une place privilégiée, alors même que l’événement martelait « aucune réservation possible ». Beaucoup de gens partent, mais les cerveaux de celles et ceux qui restent se mettent à chauffer. C’est qu’il y a du monde de partout en Suisse romande, de France voisine, et sans doute encore d’ailleurs.

Les minutes passent, et, petit à petit, des gens commencent à crier leur désarroi. Ce sont d’abord des « bouuh », puis des slogans : « Sans nous ou rien du tout ! » Le mouvement prend de l’ampleur : « Changez de salle ! » entend-on crier. Un Facebook live est annoncé, mais cela ne suffit pas. « Virginie ! Virginie ! » clame la foule. Ça parlemente avec les hommes en costume de la sécurité. Le public s’impatiente : « Laissez-nous accéder aux escaliers ! » Ça hue. Ça pousse. Ça chuchote des envies de passer sur le corps des gardiens. Des phrases continuent à être scandées. A 19h30, les cris sont plus puissants que jamais, et les poings frappent fort contre les portes en bois.

Victoire Tuaillon vient jeter un œil. L’intérieur de la salle semble s’agiter. A 19h45, une des organisatrices du festival vient nous dire que Paul a proposé de couper la discussion en deux temps : elle durera 45 minutes avec les personnes déjà assises, puis la salle sera vidée, et remplie à nouveau pour 45 minutes de débat et de questions. C’est une explosion de joie dans les files d’attente. Ces deux heures de doute puis de protestation collective bruyante et inflexible ont donc porté leurs fruits ! Il y a comme un petit goût de 14 juin dans l’air, et une délicieuse atmosphère de victoire. 45 minutes plus tard, la salle se vide entièrement. Quel ravissement.

La discussion fut exceptionnelle – la deuxième partie a duré bien plus de 45 minutes, et en parler mériterait un article entièrement dévoué. En conclusion de ce récit, je vous rapporterai ce que Paul B. Preciado a rappelé en voyant cette deuxième volée de personnes exaltées s’asseoir, un sourire triomphant aux lèvres. La politique se fait toujours avec des absent.e.x.s, des exclu.e.x.s, des malvenu.e.x.s. C’est-à-dire qu’elle se fait sans elles, sans eux. Ce soir-là aussi. Les personnes qui sont parties après la première fermeture des portes, qui n’ont pas pu venir car elles étaient trop loin, trop occupées, ou qui n’ont juste pas accès à certaines informations n’étaient pas là. Et pas par choix. Alors nous, ce soir, on avait une grande responsabilité par rapport à cela. On a pu entrer malgré notre exclusion préalable, on a su ce que c’était, et on a pu passer outre la barrière. Il faut saisir nos chances, ne pas oublier l’absence des autres, casser le fil de la violence et ne pas avoir peur d’un peu de radicalité, d’un peu de révolution. Car la révolte est nécessaire.

Performance du cri d’ouvertures des Créatives à retrouver sur le compte Instagram de Université de Genève @unigeneve

Les couilles sur la table, un podcast Binge Audio génial à retrouver sur toutes les applications diffusant des podcasts.

En bonus, une courte chronique de Paul B. Preciado dans Libération, datant de 2013 mais toujours aussi belle : https://next.liberation.fr/culture/2013/03/20/nous-disons-revolution_890087

Crédit Photo: Festival Les Créatives