« C’est mon papier : « ça fait trente-cinq ans que je voudrais te demander pardon ». Elle est debout, figure de proue au sein d’une volée de murmures. » Vivre trente-cinq longues années avec la culpabilité de n’avoir rien fait, d’avoir livré une jeune fille à un groupe d’hommes avides de chair nue.

Dans Chavirer, Lola Lafon retrace l’histoire de Cléo qui, âgée de treize ans, se voit proposer d’obtenir une bourse lui permettant de réaliser son rêve de danseuse. Recrutée par Cathy, une femme à l’élégance exquise qui la couvre de mille cadeaux, la jeune fille passe les différentes étapes du casting de la mystérieuse fondation Galatée. Déclarée trop immature, en partie car elle se refuse à un membre du jury ayant initié une relation intime avec elle, Cléo se voit proposer un travail comme « recruteuse de talent ». S’accrochant désespérément à son rêve, elle accepte et entraîne alors d’autres collégiennes dans ce piège sexuel, monnayé. Lola Lafon retrace donc, au fil des pages, le parcours d’une femme abusée qui ne parvient pas à s’extirper de la culpabilité d’avoir joué un rôle dans un commerce d’adolescentes. Une quarantaine d’années plus tard, une enquête de police est ouverte et, à la suite d’un appel à témoins, une rencontre des victimes de la fondation est organisée. Liberté.

Chavirer est un roman puissant, qui a été dans la deuxième liste de la sélection Goncourt et que je me propose de vous faire découvrir, parce qu’il est d’une urgente nécessité !

Un roman populaire et une poétique du fragment

Au travers de la description du quotidien de Cléo, danseuse dans un music-hall, Lola Lafon présente la dimension plus honteuse du pan artistique, lui permettant ainsi de critiquer finement le mépris des élites vis-à-vis de la culture populaire. La société, c’est aussi des gens qui regardent Michel Drucker tous les samedis soir à la télévision, et c’est tout aussi respectable que d’aller assister à un Opéra à trois-cents francs la place.

La narration, dans Chavirer, est morcelée. Lola Lafon y présente Cléo à travers le regard de celles et ceux qui ont croisé son chemin : Yonasz, son meilleur ami, Lara, son amante, ou Claude, une de ses habilleuses. Le personnage se diffracte et se reconstruit, perdant un instant le lecteur·trice, puis l’attrapant à nouveau par la main dans une ronde miroitante. Et au travers de ce puzzle de perception, Cléo se révèle plus complexe qu’elle n’y parait au premier abord, ouvrant à l’idée qu’un être peut se sentir à la fois bourreau et victime.

Dans Chavirer, l’écriture est fine, délicate, à l’image des peaux marquées de bleu des danseuses épuisées ou des accrocs de leurs bas résille. Une écriture au microscope, qui nous expose les personnages dans toute leur humanité.

Le mouvement #metoo : mais dans quel monde vit-on ?

Combien de livres de cette facture faudra-t-il endurer avant de voir le monde changer ? Je lis, je pleure, j’espère du changement, puis un nouveau livre sort, je pleure, j’espère du changement, et la valse infernale continue, encore et encore, plus nécessaire que jamais.

En janvier 2020, déjà, Le Consentement de Vanessa Springora me fait réfléchir aux rapports de pouvoir et à l’art comme protection contre les accusations de harcèlement (pensons à Polanski !). Inspiré de faits réels, Le Consentement raconte l’abus, subi par l’autrice, de l’écrivain pédophile Gabriel Matzneff avec lequel elle a entretenu une relation à l’âge de quatorze ans, sous le regard muet de sa famille et du milieu littéraire. Pire encore, cette relation est décrite par l’écrivain lui-même dans La Prunelle de mes Yeux, paru en 1993. Le Consentement, qui parle du silence et de la complicité des adultes, avait suscité différents questionnements. L’art excuse-t-il tout ? Quelle part de responsabilité a une adolescente manipulée par un homme de pouvoir ? Où se situe la frontière entre victime et complice ?

Chavirer ne soulève pas exactement les mêmes interrogations, mais s’inscrit dans la même lignée de la question du silence, de l’abus, de la puissance, question d’autant plus actuelle qu’elle clignote d’une lumière similaire à celle de l’accusation faite contre Darius Rochebin et plusieurs cadres de la RTS par l’enquête récente menée par les journalistes du Temps. #Metoo, ce n’est pas seulement en France, c’est aussi chez nous, dans notre culture, dans notre pays. Dans Chavirer, Cléo ne parle presque jamais de la fondation Galatée. Comment continuer à vivre lorsqu’on a vécu une telle expérience et que l’on se sent coupable d’avoir amené d’autres personnes à vivre la même situation ? Comment se pardonner alors même qu’on ne sait pas qu’on a été victime ?

Ces deux livres traitent de l’adolescence, une période où l’on est fragile, en construction, où les rêves nous manipulent, et où le désir de se sentir unique est si important. Comment grandir loin de la violence que ces livres présentent ? Comment devenir femme sans semer des fragments de soi ?

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Et moi, qu’aurais-je fait à 13 ans ?

Ces deux textes poussent à la réflexion suivante : qu’est-ce que j’aurais fait si, à l’âge de treize ans, alors que j’étais passionnée de chant et que je regardais Fame à longueur de journées, une femme bienveillante était venue me promettre d’ouvrir la porte de mon rêve avec la simple condition de « séduire un groupe de juré » ? Je précise simplement qu’à treize ans, je jouais encore aux Sims, que je n’avais pas la moindre idée de comment embrasser un garçon et que j’avais tout juste osé demander à ma mère de venir m’acheter mon premier soutien-gorge. J’étais une gamine. Enfin, non, une gamine dans un corps en mutation, la grande mutation du devenir femme. Influençable, désireuse d’être aimée, de se faire bien voir. Et toi, comment te serais-tu comporté·e ? Dans Chavirer, Lola Lafon propose donc une méditation sur l’adolescence et sur le danger des figures de pouvoir, mais également sur l’indicible et sur le silence. Je me répète une dernière fois : combien de ces livres nécessaires nous faudra-t-il pour changer de monde et de codes ?