Dossier FIFF: Entretien avec Thierry Jobin, le directeur artistique du 36ème FIFF

À l’occasion de la 36ème édition du Festival International du Film de Fribourg (FIFF), Spectrum vous propose une couverture des différents films et autres conférences qui parsèment le festival. Thierry Jobin, le directeur artistique du FIFF nous a fait l’honneur de s’entretenir avec nous. Entretien réalisé le 09. 03. 2022.

 

Thierry Jobin nous a confié être “tombé dans la marmite du cinéma” lorsqu’à 10 ans, son père lui parle d’Apocalypse Now. Une passion qui aura guidé nombre de ses choix et notamment celui d’étudier à Fribourg qui, à l’époque, était la seule Université en Romandie qui proposait quatre heures de cinéma par mois en Journalisme. Après avoir écrit pour le Nouveau Quotidien et le Journal du Jura, il devient responsable cinéma au Temps. Depuis 2012, il est directeur artistique du Festival International du Film de Fribourg qu’il met un point d’honneur à moderniser et à accorder au diapason des fribourgeois.e.s avec qui il nous dit “construire les sections du festival”…

Spectrum: Pourriez-vous élaborer sur cette section context culture ?

Thierry Jobin : Ce n’est pas une opposition à la cancel culture mais une proposition. Est-ce qu’au lieu de cancel, on ne referait pas de la mise en contexte ?

S.: Ces comédies qui ont été retenues dans le cadre de cette section, pensez-vous vraiment qu’elles ne pourraient plus être faites aujourd’hui ?

T.J. : Non, je ne le pense pas. Elles pourraient tout à fait être produites. D’ailleurs, je pense qu’un film comme “Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ?”, c’est honteux ! Je pense que les films racistes et sexistes d’aujourd’hui existent bel et bien. Il suffit d’aller voir par exemple ce qu’on fait avec les super-héroïnes dans les films de super-héros américains ! Comment elles sont habillées par rapport aux mecs, j’entends. L’inclusion dans les films de super-héros américains, pour moi, c’est une honte absolue ! Parce qu’à chaque fois, on vous rajoute quelqu’un qui est censé représenter une communauté. C’est d’un cynisme total car l’intérêt n’est pas du tout social, il est uniquement commercial. Donc la honte, elle existe toujours. Mais ce qui est intéressant dans le contexte de cette section, c’est que les films qu’on montre passent toujours à la télévision. Les aventures de Rabbi Jacob a été diffusé deux fois pendant les fêtes de Noël ! C’est un film qui fait partie d’un certain patrimoine, d’un imaginaire collectif au même titre que les Valseuses ou les Monty Pythons. Dire qu’il faudrait les cancel, les effacer parce qu’ils offusquent me donne envie de répondre : non. Je pense qu’il faut les remettre en contexte, qu’il faut en rediscuter, qu’il faut expliquer pourquoi dans les années 70 – parce que la plupart de ces films nous viennent de cette époque – on parle comme ça les uns des autres, pourquoi on aborde la religion ainsi, pourquoi on fait de la discrimination à ce point, que ce soit contre les femmes ou les gens n’étant pas caucasien.ne.s. C’est très intéressant parce que c’est presque un travail historique.

Mais pourquoi une telle démarche ? Parce que ce qui m’a fait peur pendant la pandémie – mais qui en réalité était déjà né avec Trump – c’est une sorte de libération de la parole pas informée, de la fake news et de l’invective. Mes enfants ne comprennent pas comment on a pu faire des choses pareilles dans les années 70 ou encore avant. En discutant, j’essaie de leur dire qu’on assiste avec ces films à une évolution du monde. Il faut rappeler que pendant longtemps, les femmes n’ont pas eu le droit de vote ! Et c’est clair que cette évolution est très lente. Je serai le premier à dire que rien n’avancera tant qu’il y aura ces problèmes d’inégalités salariales entre hommes et femmes qui sont honteux !

Il faut qu’un dialogue ait lieu pour que des gens qui souhaitent les mêmes choses – l’égalité, la paix – puissent s’entendre. Et puis il me faut accepter pour ma part ce que les gens partisan.e.s du wokisme ont à me dire. Parce que moi, je ne suis pas du tout woke ! À partir du moment où on efface une œuvre, elle revient dans deux générations en pire. Il ne faut pas croire que, parce qu’on décide qu’on ne passera que des trucs qui ne font de mal à personne, on fera disparaître les problèmes de fond. Cette section “Context culture” me donne l’idée pour l’année prochaine d’en faire une autre en réponse qui consistera à demander à des gens qui sont au cœur du wokisme de me faire une sélection avec des films qui n’offusquent personne. C’est quel genre de film ? Parce que j’ai l’impression qu’il ne pourrait plus y avoir les punks, ou la naissance du Rock n’Roll ! L’histoire, c’est comme une grande roue et si on ne fait pas attention, on finit toujours par écraser le même insecte.

S.: Pour cette édition, vous avez eu droit à tout le parc de salles de cinéma de Fribourg – sauf le Rex 2. C’est une grande confiance que les exploitant.e.s placent en vous. Est-ce dû à la variété du FIFF que vous essayez d’apporter depuis 10 ans ?

T.J. : Il y a ça. Et puis il y a le fait qu’on a été très solidaires les uns avec les autres durant la pandémie. Tout à coup, ça nous a tous.tes rapprochés. Les marchand.e.s, les créateur.trice.s et nous, les organisateur.trice.s de festival. On a ce cliché de l’Arena qui est le marchand, le grand vendeur de Popcorn… Eh bien il n’y aura pas de Popcorn cette année pendant 10 jours à l’Arena. Ils nous l’ont promis. Et à la place, il y aura autre chose à manger qui ne fait pas de bruit. J’étais en larmes quand les patrons d’Arena et particulièrement Patrick Tavoli a dit : “Maintenant ça suffit de mettre Fast and Furious en même temps que le FIFF. Le FIFF c’est trop grand, c’est trop beau, il faut qu’il ait un vrai écrin” (Il fait une pause) Woah !

Ça veut dire que les gens qui décident d’aller au cinéma en bande vont arriver devant l’Arena et n’y verront pas The Batman alors que normalement il devrait y être. Mais non, il faudra attendre quelques jours. Et nous on s’est arrangés pour qu’à la place des affiches des films habituels, il y ait les affiches des films du FIFF. Et je peux vous dire qu’elles donnent sacrément envie ! Special Delivery, un film de course-poursuite sud-coréen, ça vaut largement Fast and Furious ! On passe Escape from Mogadishu, qui est un film politique, en 4DX parce qu’il est tout simplement spectaculaire ! En fait, il suffit de se laisser entraîner, et là pour moi c’est une garantie d’amusement. Après tout, nous, on est des gamin.e.s au FIFF. Je suis entouré de gens que je connais depuis longtemps et on n’aime pas se prendre la tête. Ce qu’on veut, c’est être émus avec le cœur et les tripes, et on réfléchit après… On essaie avant tout de trouver des films qui nous font rire, pleurer, qui nous excitent et qui nous font peur comme quand on était mômes. C’est ça qu’on essaie d’amener dans les salles.

S.: Peut-on voir dans cette volonté de diversité, de variété et aussi de représentation d’un certain cinéma populaire une volonté de s’extraire d’une certaine image de festival élitiste et paternaliste que pouvait avoir le FIFF par le passé ?

T.J. Totalement ! Dans les années 80, ça s’appelait d’ailleurs “le Festival du Tiers-Monde” et ce sont des cinéastes africain.e.s qui ont demandé à ce que ça change de nom ! Si vous retrouvez des articles que j’ai pu écrire pour le Nouveau Quotidien dans les années 90 sur le FIFF, j’écrivais que c’était la “Semaine de la bonne conscience”, je trouvais qu’ils choisissaient trop les films sur le contenu et pas assez sur les genres, les styles et l’innovation cinématographique… La chose est simple : il faut arrêter d’avoir cette vision stéréotypée du monde où l’Occident regarderait le reste du monde. C’est fini ça ! Aujourd’hui, on a en ouverture un film sud-coréen tourné en Afrique et un film français tourné en Afrique en clôture. Et entre-temps, il y aura eu un film postapocalyptique éthiopien, un drame familial qui vient de Somalie et plein d’autres encore. Et on aura vu leur point de vue.

Je considère que si on veut comprendre par exemple la culture chinoise, il ne faut pas uniquement montrer les documentaires de quatre heures de Wang Bing – ce que j’ai fait, il avait d’ailleurs gagné tous les prix l’année où il était là – mais aussi des productions chinoises grand-publics ! Montrer ce qui provoque la peur, le rire, les larmes ou l’excitation dans les autres cultures en dit tellement à leurs sujets. Qu’est-ce que c’est un film postapocalyptique éthiopien ? Qu’est-ce que c’est qu’un Western angolais ?

Et enfin, moi je veux faire venir au FIFF des gens qui n’ont jamais vécu le FIFF. Beaucoup de gens ont peur de ne pas comprendre, de rester sur le carreau. C’est beaucoup plus facile d’amener des novices en leur disant : “viens, on va voir une comédie vietnamienne ou un film d’horreur mexicain” car ils peuvent mieux se repérer. Ils connaissent les codes du post-apo ou du film catastrophe. Ils retrouveront donc ces codes au cinéma sauf que ce sera en Éthiopie, ou au Viet Nam. Il y aura peut-être des choses qu’on ne comprendra pas tout à fait parce que c’est une autre culture avec d’autres façons d’échanger, de bouger, de se saluer mais c’est justement cette richesse qu’on essaie d’amener.

S : La 36ème édition du FIFF est marquée par deux grands évènements tragiques : la pandémie et l’invasion russe en Ukraine. Ça amène forcément beaucoup d’imprévus. Comment gère-t-on autant de variables aléatoires quand on est responsable d’un festival comme le FIFF ?

T.J. C’est notre métier ! Il y a deux mots que je dis aux nouveaux de l’équipe : patience et persévérance. Chaque film qu’il y a dans le FIFF, c’est 24 heures de travail minimum. Il y en a 133, donc ça fait 133 jours de travail, sans compter le fait qu’il faut en voir 2200 pour trouver les 133. C’est énorme ! La pandémie nous a fait reporter la préparation à juillet, donc nous n’avons eu que neuf mois à disposition pour préparer cette édition. Ensuite, les gens qui ont les films (les distributeur.trice.s, les producteur.trice.s, etc..) sont, pour la plupart, en faillite, ce qui a considérablement allongé le temps de négociation. D’habitude, ça ne dure qu’une semaine. Cette fois, il a fallu deux mois avant qu’on arrive à des prix qu’on pouvait payer. Ensuite, il y a tout l’impact de la pandémie sur l’hospitalité. Les avions coûtent plus cher et on a perdu des hôtels à Fribourg… Il a fallu se battre sur ce front mais aussi sur le fait que, par exemple, une cinématographie aussi intéressante que celle de la Corée du Sud était beaucoup plus difficile d’accès car le pays a ouvert et fermé ses salles continuellement. Ils étaient très réticents à l’idée de nous donner des films car ils ne savaient pas vraiment ce qu’ils allaient en faire eux-mêmes. Ça a été la lutte pour gagner leur confiance.

Et après il y a la guerre qui a éclaté. Ce qui est curieux, c’est qu’on ne maîtrise pas ce qu’on programme. Comment on peut imaginer qu’on se retrouve tout d’un coup dans la situation de Docteur Folamour qui est un film qu’on passe. Comment peut- on peut s’imaginer que ce film, Klondike, réalisée par une Ukrainienne et où il y a une femme enceinte qui refuse de quitter son village alors que les troupes russes arrivent en 2014 serait à ce point dans l’actualité ? Comme dirait David Lynch, qui est à fond dans la méditation transcendantale, les idées sont là et si ce n’est pas moi qui les prends, ce sera quelqu’un d’autre. Et à la fin, plusieurs personnes se la seront appropriée et cette idée deviendra une réalité. Ça devient une œuvre d’art d’abord et puis après éventuellement une réalité.

Ce qui est fou, c’est que quand on avait fait une section dédiée à l’uchronie dans laquelle on avait diffusé des films où le monde basculait à cause d’un virus, on reçoit la pandémie de Covid-19 juste après ! Là, on traite le post-apo avec des films où il y a la bombe atomique… et l’autre ressort son discours (Référence à Vladimir Poutine ayant brandi la menace nucléaire dans la foulée de la guerre en Ukraine, ndlr) ! On dirait que le mec sort directement de Docteur Folamour ! Mais pour moi, c’est le signe qu’on a fait du bon boulot. On ne fait pas un festival pour juste projeter des films et être cool en invitant des stars. J’avais demandé à un cinéaste iranien pourquoi il était venu ici alors qu’il était invité partout et il m’avait répondu : “J’ai l’impression que je viens au FIFF pour les bonnes raisons.” On essaie de faire un festival qui a du sens où chaque film a une place qui est la sienne, où le seul intérêt n’est pas que d’avoir 120 exclusivités mondiales et de faire les gros. On réfléchit vraiment à l’équilibre, comme si on élaborait un menu…

La rédaction tient à remercier l’équipe du FIFF pour avoir permis à Spectrum de suivre le festival de près !