FIFF : un sacre politique

La 36ème édition du FIFF a sacré le film Klondike de Maryna Er Gorbach du Grand Prix. Un prix amplement mérité pour ce film narrant les affres de la guerre du Donbass. Entretien avec sa réalisatrice…

Tolik et Irka vivent dans une ferme du village Hrabove dans le Donbass ukrainien. En proie aux bombardements, leur vie va définitivement basculer le jour où l’avion du Malaysian Airlines Flight 17 s’écrase brutalement dans les environs du village. Film épatant à plus d’un titre, sa réalisatrice, Maryna Er Gorbach s’est vue décerner le Grand Prix du Festival du Film de Fribourg. Un sacre qui, bien qu’amplement mérité, entre forcément en résonnance avec l’invasion russe de l’Ukraine survenue le 24 février 2022, quelques semaines seulement avant le début du Festival. Entretien avec Maryna Er Gorbach, jeune voix d’un cinéma ukrainien que, selon ses termes, on ne « fait que découvrir ».

Spectrum: Pourriez-vous nous parler de votre parcours et de ce qui vous a attiré dans le fait de réaliser des films ?

Maryna Er Gorbach : Je ne m’en souviens pas honnêtement (rires). Devenir réalisatrice est quelque chose que je n’avais vraiment pas du tout prévu. J’étudiais dans une très bonne université à Kiev. Ça a vraiment été une suite d’événements décisifs. J’ai commencé à travailler dans la publicité. La vidéo  m’attirait beaucoup et c’était simplement quelque chose que j’aimais faire donc j’ai trouvé un endroit à Kiev où on pouvait l’étudier. Je me suis inscrite à l’Université nationale de théâtre, de film et de télévision de Kiev. Je pense que le destin a joué dans le fait que je devienne réalisatrice car ce n’est pas une décision que j’ai prise un jour, je suivais simplement mes désirs et ce que j’aimais faire. Même si c’est dur, j’aime tourner, j’aime les décors et j’aime travailler avec des gens créatifs et, surtout, j’aime communiquer mes sentiments au public.

S : Diriez-vous que nous assistons à une nouvelle vague du cinéma ukrainien ? Si oui, pensez-vous en faire partie ?

M.G. : Je suis absolument convaincue qu’il y a une vague du cinéma ukrainien. Simplement, elle n’est pas nouvelle, on ne fait que la découvrir. Pendant longtemps, les cinéastes ukrainien.ne.s faisaient partie du cinéma soviétique. La génération de cinéastes des années 60 ne pouvaient s’exprimer et exister que dans les limites de la censure de l’Union Soviétique. Après la chute de l’URSS, il y eut une période très dure et le cinéma ukrainien ne pouvait pas être correctement financé. C’est pourquoi beaucoup de réalisateur.trice.s ukrainien.ne.s allèrent travailler en Russie, ils avaient encore des structures pour le cinéma là-bas. La Russie « possédait » nos cinéastes d’une certaine façon. Maintenant, après la révolution de Maïdan (mouvement politique de protestation en faveur de l’Union Européenne qui a secoué l’Ukraine en 2013 et 2014, ndlr.), de nouvelles possibilités économiques ont permis aux Ukrainien.ne.s d’exprimer leur talent et faire entendre leurs voix. C’est la raison pour laquelle les films ukrainiens existent. Nous avons enfin accès à des financements. Je suis sûre qu’après cette guerre, d’une manière ou d’une autre, les financements continueront et le cinéma ukrainien sera de plus en plus fort.

S : En tant que citoyenne de Kiev, étiez-vous familière avec les régions du Donbass avant les événements de 2014 ?

M.G. : Oui bien sûr, j’avais déjà visité ces régions ! Déjà quand j’étais petite en vérité. J’étais d’ailleurs à Donetsk lorsque la catastrophe de Tchernobyl arriva. Il a fallu que l’on évacue Kiev et que l’on aille à Donetsk pour nous protéger des radiations le plus possible. J’ai également tourné des documentaires dans toute l’Ukraine donc je connaissais bien cette région. Pour moi, l’Ukraine n’a jamais été séparée entre l’Est et l’Ouest, c’était simplement mon pays ! Je n’ai d’ailleurs jamais considéré la guerre du Donbass comme une « Guerre en Ukraine de l’Est » mais bien comme une guerre en Ukraine tout court. Je ne l’ai jamais vue comme quelque chose qui était loin de moi car j’ai été extrêmement touchée par ces événements et je ne les acceptais pas.

S : En tant qu’Ukrainienne, qu’avez-vous ressenti lorsque la guerre dans le Donbass a commencé ?

M.G. : Au tout début, j’étais choquée bien sûr. Les protestations populaires de Maïdan étaient uniquement contre les décisions politiques pro-russes du président Ianoukovitch ainsi que les élections truquées. Ça a été prouvé de bien des façons. Vladimir Poutine avait annoncé à l’époque depuis le Kremlin que le gagnant des élections serait Ianoukovitch avant même que le comité des élections ukrainien ne le fasse… C’était donc tout à fait normal que les gens soient contre son choix de ne pas collaborer avec l’Europe. C’était un mouvement pacifique initié par des étudiant.e.s de Kiev et qui a été sévèrement réprimé par la police. Ils.elles manifestaient contre le fait que Poutine essaie de diriger l’Ukraine alors qu’il n’est pas le leader politique de notre pays. C’était l’une des principales raisons pour lesquelles les gens sont venus à Maïdan en 2014. La situation a considérablement escaladé. Pendant des semaines les gens se sont battus et ont résisté. Il faisait si froid… Finalement, le peuple a obtenu gain de cause mais personne ne s’attendait au fait que cela amène un nouveau conflit. Mais d’un autre côté, d’un point de vue politique, on pouvait s’attendre à ce que Poutine essaie d’occuper la Crimée et qu’il tente des choses dans le Donbass. Honnêtement, quand le crash du MH17 est arrivé, nous espérions vraiment que la communauté internationale réagisse car ce crash ne concernait pas vraiment des Ukrainien.ne.s mais des civils européen.ne.s. Pour nous, c’était évident que la communauté européenne ne reste pas silencieuse et qu’elle appelle les choses par leur nom, que Poutine et la Russie soient punis et qu’ils utilisent le genre de sanctions que l’Europe utilise actuellement contre la Russie. Après tout, la Russie avait amené des missiles dans le Donbass et abattu des civils. Mais malheureusement, ça ne s’est pas passé et la communauté internationale n’a pas vraiment réagi. Ça a été la grande erreur stratégique des politicien.e.s européen.nes à mon avis. Ils n’ont fait que lui donner l’impression qu’il ne serait pas puni pour ses actions et qu’il peut faire ce qu’il veut et qu’ils ont peur de lui.

S : Était-ce une surprise pour vous de voir que des gens en Ukraine voulaient rejoindre la Russie ? 

M.G. : C’est très intéressant de voir ce qui arrive maintenant. Il y a 8 ans, Viktor Ianoukovitch était vraiment très populaire et il vient du Donbass. Et les gens dans le Donbass le soutenaient vraiment, lui et sa politique pro-russe. Les gens à l’ouest, eux, ne soutenaient pas du tout cela. Et Klondike parle aussi un peu de ça : la communication très difficile entre les deux camps. Il n’y avait pas de dialogue social, personne pour leur expliquer calmement et avec bienveillance que l’Ukraine est notre mère-patrie et que nous n’avons pas besoin de la Russie. Mais c’était encore une partie de la population qui avait grandi dans un univers post-soviétique et qui voyait la Russie comme sa meilleure alliée. Mais après que la Russie a commencé à brutalement bombarder des villes russophones du Donbass, je ne sais pas combien de générations il faudra pour retrouver un sentiment pro-russe en Ukraine. Je ne suis même pas sûre que ce soit possible. Poutine ne fait pas que détruire l’Ukraine, il ne fait pas que tuer économiquement son propre pays, il ne fait pas que détruire des cultures, il ne fait pas que compromettre la réputation des Russes à l’étranger mais il a tué de ses propres mains ses liens amicaux et symboliques avec ses voisin.e.s. Les survivant.e.s du Donbass sont probablement les plus grand.e.s ennemi.e.s de la Russie. Car les gens de l’Ukraine occidentale ont toujours su que la fédération de Russie était l’ennemie politique de l’Ukraine mais pas les gens de l’Est. Mais maintenant, ils traitent la Russie comme leur pire ennemie. Ça a été une trahison pour eux. Je n’arrive pas à croire comment la Russie, un si grand pays avec cette énorme société, a pu devenir l’esclave d’un leader politique.

©Noor Amdouni

 

S : Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de réaliser Klondike ?

M.G. : Le silence et l’omission des médias internationaux de la situation à la frontière russo-ukrainienne. Car comme je l’ai dit, cette guerre dure depuis 8 ans. Les gens en Europe aujourd’hui sont tellement surpris par l’armée ukrainienne parce qu’ils ignoraient le fait qu’il y avait la guerre tout ce temps-là. Je pense que ça ne faisait pas la une parce qu’ils ne réalisaient pas que Poutine occupait vraiment la région du Donbass et la Crimée. C’était vraiment traité un peu à la légère. Quand nous avons diffusé le film à Sundance, les médias internationaux ont commencé à enfin écrire « guerre en Ukraine ». C’était une victoire pour l’industrie culturelle et cinématographique de l’Ukraine, ce fut une victoire parce que nous avions enfin apporter cette idée qu’il y a une guerre en Ukraine et pas juste un « conflit local ».

S : Comment avez-vous procédé pour les recherches ?

M.G. : Quand j’ai vraiment commencé à travailler sur le sujet avec toute la matière, toutes les preuves, avec des entretiens avec des gens qui étaient là-bas au moment des faits, en parlant avec des journalistes, etc… Quand j’ai commencé à voir tout le tableau, j’ai compris qu’il y avait absolument tout pour désigner les coupables et pouvoir les juger dans un tribunal international. J’avais tout pour dire les choses comme elles sont. Mais comme il n’y a pas eu de jugement officiel au niveau international, j’ai dû procéder à une sélection. Qu’est-ce que je peux montrer dans mon film, qu’est-ce que je ne peux pas montrer ? C’est très facile de donner des réponses, et c’est dans les mains du système juridique international. Ils.elles choisissent simplement de ne pas le faire. Ça m’a donné encore plus de respect et de passion à l’égard des locaux qui restent dans leurs maisons et qui essaient quand même de protéger leurs terres. Ils.elles ont vraiment pris des risques pour nous. Il y avait des gens à Hrabove qui nous faisaient des vidéos et qui nous décrivaient tous les détails. Ça nous a permis d’avoir une forme d’expertise venue du terrain. Car c’était vraiment important pour moins de recréer les décors les plus fidèles possibles à Hrabove. Ils.elles prennent des risques en nous aidant, ils prennent des risques en restant dans une zone de guerre. Mon choix, en tant qu’autrice, a été de donner la parole à ces gens et les honorer.

S : A-t-il été difficile de financer votre film ?

M.G. : Le script était prêt en 2016. Nous avons fait une demande de budget à la Ukrainian Film Foundation en 2017 et le projet ne fut pas soutenu pour différentes raisons. La principale étant qu’il y aurait déjà beaucoup de films sur la guerre en Ukraine. La deuxième grande raison était le fait que l’affaire autour du crash du MH7 n’était pas encore conclue. Même si ce n’était pas mon but, ils craignaient que mon film prenne directement position sur les coupables. Le projet a donc été repoussé.

L’affaire du MH17 n’était pas résolue et elle disparaissait des médias, tout comme la guerre. Cela nous a décidé à refaire une demande. Mais en 2019, nous avions compris qu’il nous fallait y aller avec notre propre société de production et notre directeur de la photographie Svyatoslav Bulakovskiy est devenu à ce titre membre de la société pour que tous les trois nous puissions pousser le projet en avant. Ça n’a vraiment pas été facile parce que l’European Film Fund n’étaient pas prêt à nous soutenir.  J’ai d’ailleurs été très touchée par les représentant.e.s néerlandais qui n’étaient pas du tout en faveur du projet. C’était un choc pour moi. Je suppose que c’était en partie une décision politique. Ça a été le moment où j’ai dit à Bahadir (Mehmet Bahadir Er, producteur de Klondike et compagnon de la réalisatrice, ndlr.) : « Est-ce que tu comprends à quel point ce film est important maintenant ? » Même les pays qui ont le plus souffert de l’accident ont peur d’en parler (les deux tiers des victimes du crash étaient néerlandais, ndlr.)

Je ne pense pas que ce refus était dû à la qualité du projet. Il était déjà très développé et nous avions même tourné des teasers léchés que nous montrions aux financiers.  Nous avons d’ailleurs utilisé chaque centime d’argent ukrainien que nous avions reçu pour vraiment augmenter les moyens du film et je pense que nous avons livré un résultat vraiment qualitatif. Après ça, le ministère de la culture turque nous a soutenu.e.s et a couvert toute la post-production du film. J’ai vraiment beaucoup apprécié leur aide. C’était vraiment bizarre pour les Ukrainien.ne.s quand ilsnt appris que la Turquie avait soutenu le film parce que le sujet paraissait tellement européen. Ça a été vraiment courageux de leur part. Donc avec l’aide du ministère de la culture turque et la chaîne TRT ainsi que la Ukrainian State Film Agency qui a commencé à nous soutenir en 2019, le film a pu être fait.

S : Est-ce que le projet a beaucoup évolué entre le début du projet et le film que nous avons pu découvrir au FIFF ?

M.G. : Non. Le projet a très peu évolué. Nous avions ce concept et nous nous y sommes tenu.e.s. Nous avons beaucoup voyagé et nous voyageons toujours beaucoup dans les festivals de films à l’international et j’ai constaté que la guerre et l’esthétique de la violence sont vraiment devenus partie intégrante de l’Entertainment. Quand on vient d’un endroit où les gens meurent vraiment et qu’on voit dans ces événements culturels que le sang constitue un divertissement, mon défi a été de trouver un langage cinématographique adéquat pour faire un film sur la guerre avec un fort message anti-guerre sans promouvoir pour autant cette esthétique de la violence. C’est pour ça que nous sommes parti.e.s sur cette mise en scène très impersonnelle. Nous devions avant tout communiquer avec le.la spectateur.trice, nous devions prendre le.la spectateur.trice international.e qui est très loin de l’Ukraine et le.la mettre dans une position d’observateur de la situation. Je ne pense pas, en tant qu’autrice, avoir la possibilité de mettre le.la spectateur.trice au cœur des événements au moyen d’une dramaturgie exagérée. Je pense devoir proposer au public international un langage unique d’observateur qui pourra toucher leur imagination et, de là, peut-être leur cœur et enfin leur compréhension analytique de la situation.

S : Bien que la guerre du Donbass dure depuis 8 ans, vous avez choisi de vous concentrer sur le crash du MH17, Pourquoi cela ?

M.G. : Premièrement parce que le MH17 a été une énorme catastrophe. C’était vraiment quelque chose que je ne pouvais pas ignorer.  Le 17 juillet est également ma date d’anniversaire donc chaque année, à cette date, je devais m’informer sur l’évolution de cette affaire. J’ai pensé qu’utiliser cette tragédie me permettrait d’avoir une dramaturgie très forte. Dans notre film, il y a un couple de néerlandais en deuil qui occupe une petite place. Ce sont des étranger.ère.s dans une situation tragique. Cet événement me permettait de montrer que tout le monde est absolument le.la même dans une situation tragique, qui qu’ils.elles soient, étranger.ère ou non. Dans notre monde contemporain où le président de la Fédération russe peut simplement dire à la télévision qu’il peut utiliser l’arme nucléaire, je ne sais pas vraiment qui n’est pas en danger. Je pense que le crash du MH17 montre que tant que les crimes restent impunis, les criminels politiques auront le champ libre pour continuer à les commettre. Ce sera juste de plus en plus grand…

S : Le film contient des très longs et élaborés et pourtant, les performances des acteur.trice.s sont très naturelles. À quel point le film est chorégraphié ? Y avait-il de la place à l’improvisation ?

M.G. : Vous savez, quand on a commencé le tournage pas loin d’Odessa, j’avais dit au type qui était en charge de la dolly (support de caméra sur roue ou rails permettant des mouvements de caméra fluides, ndlr.) : « Ecoute, plus ou moins tout le fim sera tourné avec une dolly, tous les décors ont été pensés pour ça. » Nous avons donc fait plusieurs essais pour nous entraîner, pour trouver le bon rythme. Au début, le résultat manquait de vie, les mouvements étaient vraiment automatiques. Au bout d’un moment, je lui ai expliqué que ce que je recherchais, c’était de la respiration. Je lui disais : « Tu dois bouger la dolly comme une respiration. Ce sera comme ça qu’on guidera la respiration du.de la  spectateur.trice.» Et c’est une respiration irrégulière. Quand j’avais appris pour le crash, ma respiration était extrêmement irrégulière. Elle s’arrêtait parfois complètement, parfois, je cherchais un nouveau rythme. Donc je lui ai dit :  « Tu dois respirer avec la dolly. » Il a compris à quel point le mouvement était important. Parfois, à la fin d’une prise, il me disait : « Est-ce que j’ai bien respiré ? » et je lui répondais « Oui ! » (rires)

Avant le tournage, nous avons fait beaucoup de répétions avec les acteurs. Mais je leur avais proposé de ne jamais répéter le script mais plutôt la vie quotidienne de couple de Tolik et Irka. Nous avons rejoué leur enfance, leur premier travail, leur première rencontre, la proposition en mariage, les premiers conflits avec Yaryk, le frère d’Irka, etc.. Du coup, quand ils arrivaient sur le plateau en connaissant leurs textes et leurs marques, ils pouvaient instinctivement jouer cette famille. Ça été très facile de travailler avec eux.elles sur le plateau. Je pense que le.la spectateur.trice le ressent aussi.

Nous tournions en lumière naturelle. Toute la logistique s’organisait autour des levers et des couchers de soleil. Le grand défi a vraiment été de capturer cette nature. La nature était vraiment très importante pour la logique et la symbolique de tout le film. C’était vraiment important pour moi de montrer sa beauté et son côté « intuable ». Donc oui, le film était très organisé…

S : Est-ce qu’il y une symbolique particulière derrière les personnages ?

MG : Je recherchais à représenter un modèle de famille plutôt typique et représentative du Donbass. Comme l’histoire s’organise autour de Hrabove, j’ai cherché des gens qui vivent là-bas, j’avais besoin de locaux. Cette famille assez simple, ces gens d’un petit village dont la différence principale ne se situe pas au niveau de leurs points de vue politique ou de leurs mentalités, mais au niveau de leur instinct de survie. Ce dernier aspect est source de conflit. Tolik est un homme, un local du Donbass mais il est aussi une personne complètement perdue dans une guerre. Il comprend que la situation est dangereuse pour sa famille mais il ne sait vraiment pas quoi faire. Irka est terrifiée à l’idée de quitter sa maison. C’est une femme, une locale qui sait comment gérer comment s’occuper de sa famille, de sa maison au quotidien mais l’idée de ne plus avoir de toit l’effraie. Elle préfère vivre dans sa maison bombardée car, autrement, elle ne sait absolument pas comment elle va pouvoir vivre. Beaucoup pensaient qu’après le crash de l’avion, la guerre serait finie et qu’il y aurait un jugement au niveau international. Donc la logique d’Irka est très simple : elle a une maison trouée par une bombe, elle a deux hommes qui peuvent réparer et après, elle verra comment les choses vont continuer mais elle sait où elle est. Et Yaryk souhaite simplement que les troupes russes s’en aillent de son pays. Et il veut qu’elles s’en aillent immédiatement car il fait partie de la jeune génération d’Ukrainien.ne.s. Il est en colère car il voit que Tolik ne sait pas quoi faire mais ce dernier appartient à une autre génération. Il ne peut pas changer ce qu’il est. Quand Yaryk le traite de séparatiste, ce qu’il veut lui dire vraiment, c’est « prends les armes et bats-toi avec moi ». D’ailleurs, l’acteur qui joue Yaryk avait déjà joué dans Cherkasy, un film sur l’invasion de la Crimée où il avait une fameuse réplique qui disait : « Cuirassées russes , allez vous faire foutre ! » C’est devenu une sorte de symbole. Il a rejoint l’armée maintenant.

S : Le film est lent, calme et presque trivial. On a l’impression que la guerre « ne fait que passer » dans le quotidien des personnages. Est-ce que c’était intentionnel ?

M.G. : Oui absolument. C’est aussi un aspect que j’ai retiré de ce que m’ont dit les gens qui vivaient là-bas. C’est intéressant car les gens de notre équipe qui au moment du tournage n’avaient jamais vécu dans une zone de guerre trouvaient certaines choses bizarres. Le moment où Irka demande qu’on sorte le sofa pour pouvoir le dépoussiérer par exemple. C’est parce que c’est le genre de chose qu’elle peut prévoir et contrôler. Elle ne peut pas prévoir la fin de la guerre mais elle peut gérer l’entretien de sa maison. Je devais expliquer à l’équipe qu’Irka fait des choses très simples, elle ne gère pas un pays, elle ne s’occupe et s’intéresse que de ce dont elle peut s’occuper : ici et maintenant. Le 24 février, quand il y a eu les premiers bombardements, j’ai commencé à appeler mon équipe car je savais par mes recherches que c’était très important non seulement de rassurer les gens mais aussi de les ramener aux choses quotidiennes. Durant la guerre, les gens doivent faire des choses très simples et basiques : le petit déjeuner, une douche et appeler ses connaissances pour parler. Quand les membres de mon équipe m’appelaient, ils me parlaient normalement. Je pouvais entendre les bombes mais nous parlions normalement de sujets complètement triviaux. En deux semaines, ils m’ont dit que les événements de Klondike les avaient rattrapés et ils savaient ce qu’ils avaient à faire dans cette situation. Tragiquement, c’est devenu une réalité pour l’équipe également. J’ai été très surprise de voir à quelle vitesse les hommes de l’équipe, même le directeur de la photographie, ont pris la décision d’aller se battre pour défendre le territoire. C’est très triste mais c’est également un honneur pour moi d’avoir connu des gens qui ont protégé le pays.

S : Pouvez-vous expliquer le titre du film ?

M.G. : Jusqu’à très peu de temps, dire « Guerre en Ukraine » était controversé.  Le Donbass se trouve au milieu du triangle « Russie-Europe-Etats-Unis », c’est une des régions industrielles les plus riches de tous les pays post-soviétiques. C’est un lieu riche en charbon, c’est également par là que passe le gaz russe vers l’Europe. C’est un endroit d’où viennent nombre d’oligarques russes. Les gens meurent continuellement pour cette terre. J’ai pensé que, pour rendre l’histoire plus universelle, globale, pour la porter hors de son contexte local, il fallait trouver un titre symbolique qui rendrait l’idée que le Donbass est un district riche à tous les niveaux. Je voulais parler aux locaux et au reste du monde et c’est pour ça que nous avons décidé de le nommer Klondike, comme la région riche en or du Canada. Nous voulions avoir cette question et avoir l’opportunité d’y répondre (elle sourit)

S : Qu’avez-vous à dire à nos lecteur.trice.s ?

MG : Je suis très contente que le public de Klondike soit aussi diversifié. Il n’y a pas que les cinéphiles qui aiment le film. Après que l’invasion s’est étendue à tout le pays en février 2022, je vois plus le monde comme un globe divisé en pays mais comme un endroit divisé en deux catégories de personnes. Celles qui veulent vivre, créer, produire, aimer, être aimé, fonder des familles et celles qui, pour quelque raison que ce soit – je ne saurais pas vous le dire, peut-être à cause d’un environnement sans amour ou à cause de toute la violence dans leur vie – dans chaque pays – ça ne concerne pas que la Russie – ne peuvent pas créer de valeur. Ça les rend très agressif, très en colère et ils finissent par vénérer la religion de la destruction dont le seul résultat est la guerre. Dans chaque pays, il y a des gens qui vivent leur instinct de survie en poursuivant le bonheur, la création et les gens qui veulent détruire tout ça et instaurer une guerre globale. Et j’espère que notre film honorera et remerciera les gens du côté de la lumière.