Crise ukrainienne : les paradoxes de l’accueil en Pologne

D’ordinaire très fermée sur sa politique migratoire, la Pologne s’est vu soudainement accueillir presque trois millions de personnes depuis le 24 février dernier. Comment expliquer ce revirement et qu’implique-t-il dans un régime aussi nationaliste ?

 

Au 16 avril 2022, nous estimions à 2,9 millions les entrées de réfugiés·es ukrainiens·es sur le territoire polonais, dont environ 300’000 à Varsovie, la capitale du pays. Une première pour ce pays d’ordinaire très fermé sur sa politique migratoire et ayant pris, ces dernières années, une direction extrêmement nationaliste.

Alors que le pays a dû passer du tout au rien en matière d’immigration depuis le 24 février dernier, le gouvernement polonais s’est, dès le début de la crise, presque exclusivement reposé sur l’action de la population. A Varsovie, c’est Grupa Centrum, un organisme composé à 100% de bénévoles apparu ex nihilo, qui accueille, nourrit, informe et redirige, nuits et jours, les réfugié·es arrivant à la gare centrale. Le logement, lui, est majoritairement fourni par la population ou les autorités locales, dans le cas de centres communautaires, qui servent plutôt aux personnes en transit vers d’autres destinations. Ces centres comme celui de la Global Expo Fair Center, en bordure de Varsovie, qui loge plus de 3000 personnes, sont également tenus par une action populaire. L’importante diaspora ukrainienne n’est pas en reste dans cette mobilisation. Des ONG comme Uniters, qui rassemble des Ukrainiens·es de Pologne, assurent également une aide aux réfugiés·es sur une base volontaire.

L’action du gouvernement fut moindre et plus tardive. Elle consista majoritairement à l’accord, dès le 16 mars 2022, de l’octroi d’un numéro PESEL aux personnes venues d’Ukraine. Cet acronyme traduisible par système électronique universel pour l’enregistrement de la population accorde un droit de séjour, un permis de travail et un accès aux soins pendant 18 mois à compter du 24 février.

Cependant, le gouvernement se satisfait relativement bien de cette situation et s’approprie volontiers la bonne gestion du flux migratoire, allant jusqu’à mettre en lumière des récoltes de fonds. A Varsovie, on parle assez cyniquement de « gouvernement de crowdfunding »

Venu de la droite conservatrice, le parti de la majorité présidentielle en Pologne, Droit et Justice (Prawo i Sprawiedliwosc, abrégé PiS), est arrivé au pouvoir en août 2015, moment de l’intensification des conflits en Syrie, qui força des millions de personnes à quitter le pays et dont certaines ont cherché à rejoindre l’Europe. La campagne populiste qui emmena Andrzej Duda à la présidence, poste qu’il n’a pas quitté depuis, fut marquée par une forte position xénophobe et une campagne de peur qui en fera l’un des enjeux les plus importants pour la population polonaise. Selon le centre de recherche d’opinion public polonais, la population polonaise est passée de l’une des plus favorables d’Europe sur le terrain de l’accueil des réfugiés·es venus·es de zones de conflits, avec 72% d’avis favorables en mai 2015, à seulement 33% en avril 2016. D’un autre côté, nous pouvons voir sur la même période que l’opposition à l’accueil de réfugiés·es venus·es spécifiquement du Moyen-Orient et d’Afrique augmente drastiquement sur cet intervalle, passant de 53% en mai 2015 à 71% en avril 2016. Comme beaucoup de ses homologues européens, le PiS a pour terrain de prédilection l’immigration. Malgré tout, de manière plus générale, cette politique nationaliste se fait sentir, depuis 2015, par son conservatisme et ses liens étroits avec l’église, culminant avec l’interdiction de l’IVG en 2020.

« Poutine à la liquidation ! »
©Yvan Pierri

Non content de ne soulever que des questions dans sa forme, cet accueil des réfugiés présente un double standard. A la frontière avec la Biélorussie, où des milliers de réfugiés·es en transit restent bloqués·es dans les forêts par des températures hivernales glaciales, le gouvernement polonais a lancé, en ce début d’année, la construction d’un mur de béton de 186 km. Ces personnes, venues majoritairement d’Irak, d’Afghanistan et de Syrie se voient refuser l’accès à l’Union Européenne. La situation entre les deux pays s’envenime, à la frontière, alors que l’on dénombre au moins 14 morts entre l’été 2021 et décembre 2022. Alors que les répressions des autorités polonaises se font plus fortes et que le gouvernement de Loukachenko est accusé d’utiliser ce flux migratoire afin de déstabiliser l’Europe, l’état d’urgence a été décrété dans cette région. De fait, cette frontière cristallise des enjeux qui sont tout autres que ceux de la frontière ukrainienne. Les médias polonais, dont les directions sont occupées par des gens comme Jacek Kurski, ancien membre du PiS, sont même allés jusqu’à diffuser une méthode de différenciation afin de pouvoir reconnaitre les différences entre ressortissant.e.s ukrainien.ne.s et les migrant.e.s de Biélorussie en six points.

La différence est majeure entre l’attitude d’accueil dans la guerre qui attire tous les regards et la discrète, mais résolue défense de l’espace Schengen, soutenue par des dirigeants de l’Union Européenne, comme Emmanuel Macron, envers qui cette décision est montrée comme une défense des frontières de l’U.E. et de L’OTAN par le premier ministre Mateusz Morawiecki. L’opportunité politique est grande et le PiS est plus vu comme bon calculateur qu’à visée humaniste.

D’un autre côté, le ressentiment des Polonais·es envers le Russie est fort. Les souvenirs de la seconde guerre mondiale, ainsi que ceux de la vie sous l’Union Soviétique sont encore vifs et imprègnent l’imaginaire de la population. Cette « russophobie », comme l’on décrite les Polonais.e.s, est une constante qui se retrouve même aujourd’hui encore parmi la jeunesse. Si le Kremlin est le plus visé, cette haine s’étend au peuple russe en général, parfois considéré comme fondamentalement mauvais. Ce sentiment antirusse, partagé dans plusieurs pays d’ex URSS, peut aller jusqu’à jouer un rôle de liant entre les populations. On nous explique d’ailleurs volontiers qu’il encourage beaucoup de Polonais·es à se mobiliser dans la crise. Il est également vivement entretenu par l’éducation polonaise sous l’égide du ministère de Przemyslaw Czarnek, fervent partisan du PiS. Si cette remobilisation de l’histoire polonaise n’est pas nouvelle, elle est exacerbée par le pouvoir en place. Des enjeux comme la réalisation du projet Nord Stream entre l’Allemagne et la Russie, en plus de décevoir quant à son soutien économique à la Russie, ont même été lus, sous ce prisme, comme un nouveau pacte germano-soviétique.

Le sentiment anti-russe, plus que jamais présent sur les murs de Varsovie
©Yvan Pierri

Ainsi la situation, au sein de la capitale en ébullition, est pleine de paradoxe. Entre ouverture de la frontière avec l’Ukraine et fermeture de celle avec la Biélorussie, entre renfermement identitaire et multiethnicité soudaine, entre action du peuple et inaction du gouvernement, beaucoup espèrent voir des changements s’opérer dans les consciences. Malgré les entraves politiques actuelles, c’est, par exemple, une sortie du joug russe par les énergies renouvelables qui s’envisage parmi les mouvements écologistes. On prend également conscience que si le traumatisme est réel, l’instrumentalisation de l’histoire est hautement politique et que bien qu’il conspue le Kremlin, le PiS joue selon ses règles, reproduisant certaines dérives autoritaires. Eu égard au fait que Duda a gagné son second mandat avec 51% des voix, aucun doute que les prochaines élections parlementaires en 2023 et les présidentielles de 2025 vont marquer un tournant pour ce pays au sein duquel la crise ukrainienne vient mettre en lumière.

 

Mathias Cadena, Loïs Pythoud, Yvan Pierri