Quand la société civile remplace le gouvernement

Depuis le 24 février 2022, les réfugié.e.s ukrainien.e.s affluent en masse en Pologne. Comment le pays gère-t-il l’accueil de millions de personnes sur son territoire ? 

 

La Pologne pratique depuis 2015 avec l’arrivée au pouvoir du parti Droit et Justice (PiS) une politique d’état anti-réfugié très agressive qui s’aligne avec l’idéologie conservatrice et nationaliste du parti de Jarosław Kaczyński. Alors que les réfugié.e.s Syrien.ne.s et Iranien.ne.s continuent de mourir à la frontière biélorusse où le gouvernement du président Andrzej Duda a pour projet de construire un mur afin d’empêcher ces personnes d’entrer sur le territoire, le 24 février 2022, l’Ukraine est soudain en proie aux missiles russes. Des millions d’Ukrainien.ne.s sont alors contraint.e.s de fuir le pays. De par sa situation géographique, la Pologne représente le premier refuge des Ukrainien.ne.s.

Comment un pays anti-immigration accueille soudain plus de 2 millions de réfugié.e.s ? “Il ne les accueille pas” semble être la réponse de Dominika Losota, étudiante et activiste du climat polonaise de 20 ans. Rattachée au mouvement Fridays for Future, elle est impliquée depuis plusieurs années dans la coordination de campagnes d’activisme au niveau national et international. Par ce biais, elle connaît très bien le fonctionnement du PiS: “Notre gouvernement a loué la façon dont nous avons bravement géré la crise mais il n’y avait aucun service gouvernemental à la frontière, et encore moins ici à Varsovie. L’aide systémique était purement et simplement absente. La seule réponse à la crise lors des premières semaines est venue d’organisations, de groupes et mouvements populaires ou simplement de gens normaux qui n’avaient absolument rien à voir avec tout ça” se remémore l’activiste. Le gouvernement polonais s’est démarqué par une absence quasiment totale de prise en charge politique des réfugié.e.s : peu d’aides financières versées aux villes les plus saturées, pas de véhicules à la frontière et, surtout, pas de camps de réfugié.e.s. La Pologne fait face à un véritable manque d’infrastructure et de préparation – résultat de 7 ans d’une politique anti-immigration particulièrement agressive – qui aura poussé la société civile à prendre en charge les réfugié.e.s :”Toute la  mobilisation que l’on voit en Pologne vient de gens ordinaires qui ont répondu à l’appel de la solidarité, qui se sont dit “cette crise est en train de se passer, faisons quelque chose !”  affirme Dominika dont la famille a hébergé des Ukrainien.nes à deux reprises: « Mes professeurs d’Université et mes ami.e.s sont toujours occupé.e.s. Ils me disent de se voir plus tard car ils ont quelque chose à régler avec une famille ukrainienne qui est chez eux…”

Le soutien de la société civile au réfugie.e.s d’Ukraine
©Yvan Pierri

Une action collective sans précédent

Si l’organisation entre les citoyen.ne.s polonais.e.s a pu être chaotique les premières semaines, Dominika fait remarquer à quel point des groupes de volontaires ont rapidement développé des systèmes d’organisation ingénieux permettant notamment de désengorger les villes, de fournir de la nourriture, des habitations et des vêtements aux réfugiés.e.; le tout au moyen de points de donation, de plateformes sur internet, de groupes de discussions sur les réseaux sociaux: “Après que certaines mairies et autres supermarchés ont ouvert leurs portes, nous avons vu se construire ce qu’on appelle des “points de réceptions de réfugiés DIY” décrit Dominika. Le mouvement le plus emblématique de ce phénomène est sans aucun doute Grupa Centrum. De nombeux.ses volontaires se mobilisent depuis le début de l’arrivée des Ukrainien.ne.s à la gare centrale de Varsovie pour gérer l’afflux de réfugié.e.s, particulièrement massif lors des premières semaines: “Les volontaires publiaient sur internet des listes de choses dont les Ukrainien.ne.s avaient besoin. Elles sont devenues de plus en plus formelles avec le temps. Les groupes ont commencé à s’organiser de façon plus systémique. Les gens ordinaires s’inscrivaient lorsqu’ils.elles pouvaient offrir des transports ou des habitations.“ Les premiers temps, les volontaires de Grupa Centrum ne pouvaient compter que sur la bonne volonté des polonais.e.s de Varsovie: “Dès qu’il y avait besoin de nous, ils nous contactaient via des groupes sur Signal  avec des messages disant: “Hey, il y a cette famille qui a besoin d’aide, pourriez-vous les héberger ?” et les gens allaient simplement les chercher et les amenaient chez eux.elles. Des centaines de milliers de réfugié.e.s ont vécu dans des ménages privés de Polonais.e.s ! “ se rappelle Dominika.

Des Ukrainien.ne.s chantant à la gare centrale avec un activiste de Grupa Centrum
©Yvan Pierri

Grupa Centrum n’est que l’un des nombreux cas où la société civile a dû se mobiliser pour la gestion de l’arrivée de milliers de réfugié.e.s dans la capitale. Toutes les ressources possibles sont mobilisées pour permettre la coordination entre ces réseaux non officiels. Par exemple, le point de donation de vêtements et de nourriture de l’Université de Varsovie est géré par un groupe qui s’occupe de rassembler, de trier et d’envoyer les ressources à des associations les amenant directement à la frontière : “Il n’y a pas vraiment d’autres façons de faire qu’avec ces réseaux informels” regrette une Dominika consternée.

Ainsi, ce sont majoritairement les activistes de l’opposition, des ONG ou encore certaines entreprises privées qui auront mis en place la logistique nécessaire à l’accueil des réfugié.e.s: ”Quand tout ça a commencé, il y avait énormément de monde qui arrivait à la frontière mais il n’y avait que des gens ordinaires qui conduisaient jusque là-bas pour amener les réfugié.e.s dans les villes. Il n’y avait pas d’autres opportunités pour les Ukrainien.ne.s” explique Marcelina Zjawinska, activiste responsable de la Fundacja Splot Społeczny. Avec l’aide d’autres ONG, du secteur privé et de l’administration de l’arrondissement Praga-Południe à l’est de la capitale, elle s’occupe du Terminal Kultury où un centre d’intégration pour les réfugié.e.s ukrainien.ne.s est en train de se construire. Elle explique comment, en lieu et place des véhicules militaires ou des camps attendus dans ce genre de situation, les réfugié.e.s et les activistes présent.e.s à la frontière ukrainienne ont dû se contenter de panneaux placés tous les deux kilomètres indiquant: “Rendez-vous à un point d’information.”

“C’est normal en Pologne”

L’activiste Jana Schostak présente à la frontière reporte régulièrement la situation via le compte Instagram heart.is.for.art dans lequel elle loue fréquemment les efforts de la société civile : “Il y a une catastrophe humanitaire qui est résolue principalement par des bénévoles attentionné.e.s”  peut-on lire. Critique à l’égard du gouvernement, elle tire à boulet rouge sur un système étatique qu’elle qualifie d’”absurde”.

Un sentiment partagé beaucoup d’activistes qui voient certes dans le manque d’infrastructure pour les réfugié.e.s les conséquences de la ligne réactionnaire du gouvernement, mais également le symptôme d’une inaction gouvernementale normalisée en Pologne, et ce particulièrement lors du mandat du président Andrzej Duda:  Il y a un mème très connu sur les réseaux sociaux polonais. La blague est que notre pays ne devrait pas s’appeler “Pologne” mais zrzutka.pl, ce qui veut dire “donation.pl” parce que, habituellement, nous fonctionnons avec un gouvernement qui ne fait rien en temps de crise.” s’amuse Dominika qui rappelle que, déjà pendant la pandémie, le système de santé polonais avait dû compter sur le Hot16Challenge, un défi lancé sur les réseaux sociaux  par des rappeurs polonais afin d’appeler les gens à faire des dons sur zrzutka.pl: “Le système de santé est merdique, tout comme les programmes sociaux.” renchérit Mikolaj, un autre activiste du climat qui rappelle que la Pologne a toujours eu d’énormes problèmes de gestion: “Toute l’administration est très compliquée à gérer. Par exemple, si vous allez dans un bureau tenu par le gouvernement, vous aurez souvent besoin de prendre un jour de congé afin de pouvoir prendre votre temps avec l’administration.” Olga, une jeune volontaire de Grupa Centrum ne sourcille pas quand on lui demande si l’inaction gouvernementale l’étonne: ”C’est normal en Pologne. C’est un endroit bizarre à vivre. Quand je vais chez le docteur, je suis obligée de me tourner vers le privé…“

Malgré le manque d’initiative politique de l’administration Duda dans la crise, certains officiels du gouvernement n’hésitent pas à s’attribuer les mérites de l’accueil des réfugié.e.s. La ministre de la Famille, du Travail et de la Politique sociale Marlena Maląg a même affirmé que “la Pologne s’était montrée à la hauteur du défi en aidant les ukrainiens qui, en ces temps difficiles de guerre, cherchaient refuge.”[1] Une citation qui agacent particulièrement Mikolaj: “Je suis vraiment outré quand le gouvernement se prend tout le mérite. “Nous représentons les Polonais.e.s et les Polonais.e.s aident les Ukrainien.ne.s donc nous aussi, on aide les Ukrainien.ne.s et on peut nous féliciter.” C’est leur logique et ça n’a pas de sens !”

 

Marcelina se réjouit même ironiquement que le gouvernement ne la dérange pas dans son entreprise au Terminal Kultury : “Ce n’est vraiment pas comme ça qu’un gouvernement devrait agir. J’espère que tout éventuel argent venant de l’UE ou d’ailleurs n’ira pas dans les poches du gouvernement parce qu’ils ne font rien.” Mais Marcelina garde espoir, faisant remarquer à quel point la mobilisation générale de la société civile est sans précédent : ”C’est peut-être la conséquence positive de la crise. Il y a eu une auto-gestion un peu anarchique de la crise qui a bien marché. Il y a même un coordination support center à Varsovie qui essaie de mettre en lien toutes les organisations volontaires” explique la responsable du centre d’intégration qui s’étonne de voir la Pologne vivre un tournant majeur : “On est en train de devenir un pays multiculturel, c’est assez cool…”

[1]https://notesfrompoland.com/2022/03/14/poland-passes-law-expanding-support-for-ukrainian-refugees/

Yvan Pierri, Loïs Pythoud, Mathias Cadena