L’activisme au lendemain de la guerre

Spectrum a pu s’entretenir à l’occasion de son reportage en Pologne avec l’activiste Arina Bilai

Arina Bilai, 16 ans, est une activiste climatique originaire de Kiev. Elle milite depuis son treizième printemps pour la justice climatique. Comme de nombreux.euses Ukrainien.ne.s, elle a dû, suite à l’attaque du gouvernement russe à l’encontre de l’Ukraine le 24 février 2022, se réfugier en  Pologne où elle continue ses activités pour le mouvement Fridays for Future (FFF) ainsi que Greenpeace. Également engagée pour la santé mentale des jeunes de l’Europe de l’Est et d’Asie centrale, Arina  Bilai, qui n’a même pas la vingtaine, a déjà rencontré Ursula von der Leyen et semble avoir vécu mille vies. Spectrum a pu s’entretenir avec elle au sujet de son engagement, de sa fuite de l’Ukraine ainsi que de ses opinions quant à son gouvernement. Rencontre avec une personnalité souriante, optimiste et fondamentalement frondeuse…

Spectrum : Pouvez-vous nous parler de votre parcours depuis l’expansion de l’invasion russe ?

Arina Bilai : J’ai quitté Kiev le troisième jour après l’expansion. C’était complètement fou, parce que j’habite au quinzième étage et les bâtiments hauts sont très dangereux lors des attaques aériennes. Nous vivions dans un parking transformé en abris. D’habitude, je déteste les voitures, mais là, avoir une voiture était la meilleure chose au monde. C’était devenu notre maison. Nous n’étions pas obligées de dormir dans des stations de métro car nous pouvions dormir dans le véhicule.  C’était incroyable ! Nous avons traversé la ville vide et les ponts de Kiev ont été coupés très peu de temps après que nous soyons sorties de la ville. Ils n’ont rouvert que récemment. Tout ce temps, ils sont restés fermés car ils étaient trop dangereux.

Marie Schaller
Marie Schaller

Je suis restée dans la région de Kiev et le dixième jour de l’invasion, ma mère et moi avons commencé notre voyage jusqu’à la frontière la plus proche. Le trajet nous a pris deux jours, alors qu’il ne dure normalement que cinq heures. Avec la crise, il n’y avait plus de carburant, plus d’endroit où rester. Les hôpitaux et postes de guerre bloquaient les routes. Il y avait des bouchons qui duraient des heures sans qu’il n’y ait rien, parfois pas même de la nourriture. C’était très dur. Nous traversions le centre-ouest de l’Ukraine et nous sommes passées à seulement quelques kilomètres d’un aéroport qui était alors bombardé. Nous avons compris que nous devions absolument fuir le pays. Nous avons pris encore un jour pour aller de la Moldavie à la Pologne en passant par la Roumanie. Nous sommes alors arrivées en Pologne dans une petite ville vers les montagnes, dans laquelle nous sommes restées cinq jours et enfin nous sommes arrivées à Varsovie.

 

Comment vous sentiez-vous à ce moment ?

Je n’avais pas peur. Quand quelque chose arrive, soit je fuis, soit je lui fais face et à ce moment-là, ça allait. Mais là où j’ai ressenti le plus de peur était quand nous étions dans ces bouchons près de l’aéroport qui se faisait bombarder. Vous êtes dans un bouchon, vous êtes absolument bloqué et les voitures sont toutes là, remplies de carburant et si quelque chose explose, tout explose ! Vous ne savez pas où fuir…

Je ne pouvais pas voir les bombes mais je les ai entendues et j’ai vu le souffle des explosions. On a le sentiment qu’on a nulle part où fuir et que même si c’était le cas, on n’aurait pas assez de temps. On ne sait pas si ça se passera ou pas, soit vous serez en vie, soit non. On ne peut rien prédire et c’est très effrayant. Maintenant, je pourrais aller en Ukraine de l’Ouest, où ma mère travaille car elle y est retournée après que je me suis acclimatée à Varsovie, mais je n’y vais pas car je sais que mentalement je ne le supporterais pas. Je fais toujours des cauchemars où cette guerre s’est propagée en Europe et je n’ai nulle part où aller.

Avez-vous vu l’expansion du conflit arrivé ?

Oui, bien sûr ! Vous savez, j’ai vécu en guerre la moitié de ma vie. Depuis mes 8 ans, en 2014, j’y suis habituée. Nous sommes tous habitués à cette situation. C’est toujours près de nous et très éloigné en même temps. C’était évident dès la fin de novembre 2021. Avant, nous pouvions nous permettre de ne pas nous en soucier mais la concentration des forces russes à la frontière a changé la donne. Je me souviens avoir vécu normalement le 14 février 2022, mais le 15, on nous a dit que Kiev serait bombardée. Puis, le 16, notre jour d’union, la moitié de mon école n’était pas là. C’était vraiment pesant pour moi d’aller à l’école. Je marchais dans les rues, 8 jours avant l’invasion et je me disais « si nous vivons les derniers jours de paix à Kiev, je vais les vivre brillamment ! je vivrai ma meilleure vie. ». J’avais déménagé le 12 février et ça ne faisait que quelques jours que je vivais dans mon nouvel appartement. Il est dans mon district favori de Kiev. Je suis donc allée dans mon café préféré et j’ai marché dans ces rues en me disant « ok, je vais me faire plaisir, car je vais probablement devoir partir. ». Mais tous ces jours ont été très stressants pour ma mère et moi. Nous discutions 2 jours avant la guerre du fait que nous ne saurions pas quoi faire si Kiev était bloquée. Elle m’a dit : « ne t’en fais pas. Nous avons une voiture et nous pouvons la prendre pour fuir. » deux jours seulement avant l’attaque. C’est fou !

Lorsque nous vivions dans notre abri anti-bombardements et que nous nous endormions dans notre voiture, nous nous disions « j’espère me réveiller demain et ne pas être détruite par des armes nucléaires. ». C’était une victoire de me réveiller et de demander à ma mère « C’est toujours 23h ? » et qu’elle me réponde « Non, il est 6h. ». Je me disais « Oui, on est en vie ! ». C’est fou, mais c’est ce que j’ai ressenti à ce moment. Nous nous disions que si quoi que ce soit arrivait, nous aurions toujours la possibilité de partir. Le 24 février, il était trop tard pour partir parce que toutes les routes étaient bloquées et certaines avaient déjà subi de gros dégâts. Elle était en contact avec des connaissances dans la sécurité du pays, un organisme gouvernemental, qui lui disait de rester car Kiev était encore en sécurité. Ça n’était pas vraiment le cas…

Après votre arrivée à Varsovie, étiez-vous déjà prête à reprendre votre activité d’activiste?

 Oui (elle rit). J’ai quitté Kiev trois jours après l’invasion et j’ai passé une semaine dans un endroit tranquille de la région de Kiev. Ensuite, j’ai aussi eu un peu de temps en Pologne dans un endroit proche de la Slovaquie où j’ai passé cinq jours à me préparer. Je prenais contact en ligne avec des gens de Varsovie. Alors quand je suis arrivée  ici, j’étais déjà prête à passer à l’action. En réalité, en Ukraine on ne pense pas vraiment à l’activisme, car on doit songer avant tout à sauver sa vie. En fait, vous ne pensez même pas, votre corps dit juste « je dois fuir d’ici ». Mais quand vous quittez le pays, vous réalisez que les choses qui vous effraient se passent là-bas et que vous ne voulez pas que ça continue.

Aussi, il m’est difficile de me dire uniquement ukrainienne car je ne sais pas trop ce que veut dire la “Nation”. C’est un concept étrange pour moi. Mais bon, je sais que je veux pouvoir rentrer chez moi en sécurité et retrouver ma maison préservée, pas effacée de la surface de la terre.

J’ai aussi beaucoup de colère en moi. Je vois maintenant toujours les choses du point de vue de l’activiste qui essaie de comprendre toutes ces mécaniques économiques et politiques, mais je regarde aussi tous ces événements à travers les yeux d’’une Ukrainienne qui a vu cette guerre. Je ne comprends en aucun cas ce qui se passe actuellement dans l’union européenne. Ça fait partie des choses qui me font beaucoup bouger. Beaucoup d’activistes à l’Ouest ne répondent pas car ils n’ont pas fait l’expérience de la guerre. Les Polonais, eux, ont vu les réfugiés arriver et ont été directement en contact avec ces gens qui n’avaient plus rien, juste des habits et un enfant sans nulle part où aller et personne envers qui se tourner. Quand vous voyez ça, ça vous brise le cœur et vous ne pouvez pas juste retourner à votre vie, sans vouloir résoudre ce problème. De cette façon les gens ont pu directement comprendre ces enjeux. Ce sont leurs émotions qui les ont mis en mouvement.

Nous avons entendu parler de l’ambivalence des effets de cette exode. Cela pourrait à la fois contribuer à ouvrir la Pologne à l’immigration ou, au contraire, à la fermer encore plus…

 Je ne pense pas que la guerre n’ait de côté positif. Il n’y en a aucun. Cependant, il y a des conséquences et ces conséquences peuvent être positives. Par exemple, nous, les ukrainien.ne,s et notre union avec le peuple polonais. Je suis presque sûre que nous allons beaucoup travailler avec les Polonais. Ici, j’ai trois amis proches et je n’ai pas l’intention de les quitter après la guerre pour les laisser en disant « bye bye » (elle rit). Nous avons tissé beaucoup de relations qui nous unissent si profondément ensemble.

Nous avons beaucoup entendu dire que le ressentiment des Polonais envers la Russie est très fort. Comment est ce sentiment en Ukraine ?

(Elle rit) Personne ne peut faire de l’ombre aux Ukrainiens dès qu’il s’agit  d’haïr les Russes. Vous savez, je ne hais pas vraiment les Russes, je déteste leur gouvernement. J’ai des amis en Russie et je ne veux pas envoyer TOUTE la Russie se faire foutre. J’ai travaillé avec des activistes russes pendant une année et je sais comment le pays est structuré, comment ça se passe et comment la propagande se met en place, quelles sont les structures de classes de la population et comment elles répondent à chaque décision du gouvernement. C’est pourquoi j’ai aussi moins de raison de les haïr; je comprends comment cette politique marche. D’ailleurs, dans l’absolu, je ne pense pas que la plupart des gens les haïssent tant que ça. C’est ce qu’il me semble en tout cas…

Parlons de Volodimir Zelensky ? Il était controversé avant les événements du 24 février et maintenant, il est considéré comme un héros. Que pensez-vous de lui ?

C’est une autre histoire ! (Elle rit) Tout d’abord, quand il est arrivé au pouvoir en 2018. Il y est arrivé grâce à une énorme campagne de relations publiques en amont qui a duré plusieurs années. Il avait cette série à la télé (Serviteur du Peuple, ndlr). Quand cette série est parue, ma mère se demandait déjà si c’était une campagne de relations publiques pour les élections. Elle est impliquée dans la politique et l’économie et elle peut identifier ce genre de corrélations. Mais voilà, il est arrivé au pouvoir avec 73%  de voix favorables au second tour. C’est « WOW ».

C’est un chiffre remarquable…

Je ne pense pas que c’était une fraude. Depuis 2014, nous avons ce processus démocratique extrêmement fort. Je crois seulement qu’il a eu cette énorme campagne d’influence. Il n’a pas de diplôme en politique ou en économie, c’est vraiment une personnalité étrange dans la politique. Mais voilà, je n’ai aucun doute sur le fait qu’on l’a élu. Il avait quand même beaucoup de supporters, peut-être moins à Kiev, mais dans les villes moins influencées par l’étranger, assurément.

Il était donc très populaire au début ? Que pensiez-vous de lui ? 

Personnellement, je ne l’aimais pas et ce pour plusieurs raisons. Il ne sait pas se débrouiller avec la situation politique et économique. J’avais aussi peur. Quand il est arrivé au pouvoir, il a déclaré « Nous arrêterons cette guerre peu importe le prix.» et je me disais « A n’importe quel prix, ça veut dire qu’il va donner ces territoires à la Russie ? ». (Il est ici fait référence aux territoires et à la guerre du Donbass, qui a commencé en 2014, ndlr) Il avait cette politique ambivalente. Il était centriste et son parti également. Ils.elles sont principalement libertarien.e.s. D’ailleurs son parti a le même nom que celui de sa série.

Son parti avait la  majorité au parlement et ma mère et moi avions assez peur car nous ne le soutenions pas beaucoup. Ils pouvaient presque tout réformer, sauf les changements constitutionnels. Juste avant la guerre, il avait environ 40% d’avis favorables dans les sondages, ce qui était significativement plus bas qu’à ses débuts et il n’était qu’à mi-mandat. On commençait à se demander s’il allait se représenter. Quand il faisait campagne, il disait ne pas vouloir le faire, mais soudain, il a commencé à dire que sa candidature dépendrait du choix du peuple ukrainien. Ça n’allait nulle part.

Mais maintenant, on s’est tous uni avec Zelenski. Je me souviens encore de ce moment, en 2014, quand Ianoukovitch (président de l’Ukraine entre 2010 et 2014, ndlr) s’est enfui de l’Ukraine. C’était un coup de couteau dans le dos qui nous a tous marqués. Maintenant, nous avons un président qui ne fuit pas, même quand les États-Unis lui proposent un asile. Il me semble que les pays européens attendent que l’Ukraine soit ruinée et prise par la Russie pour ensuite s’occuper de trouver un compromis entre la Russie et l’Europe. Quand j’ai rencontré Ursula von der Leyen, à Bruxelles, elle a aussi dit qu’elle n’attendait pas de l’Ukraine qu’elle soit un pivot pour la démocratie. Elle ne s’attendait pas à ce que l’on soit aussi fort (elle rit). Mais bref, maintenant, nous nous unissons autour de Zelenski qui est un leader qui ne fuit ni le peuple, ni ses problèmes. Il est toujours dans le pays, il attend, il est toujours le président et c’est pour ça que, pour le moment, nous avons toujours du respect pour lui. Personnellement, je crains qu’après la guerre il ait trop de soutien. 90% ou 100% d’adhésion, on en a besoin en situation de guerre, mais nous sommes toujours une démocratie. Ce rôle qu’il a lui permet de prendre des décisions rapides, c’est comme ça que font les autocrates, ils prennent des décisions rapidement. En démocratie, ça va bien plus lentement. Maintenant, il a du pouvoir et du soutien derrière chacune de ses décisions, c’est une bonne chose pour l’instant. Après la guerre, ou du moins quand le calme sera revenu. Il sera alors capable de changer ce qu’il veut et tout ce qui l’entoure. Je crains beaucoup un tel cas de figure et je crains beaucoup que les gens ne se souviennent pas de ce qu’il faisait avant la guerre….

Y a-t-il quelque chose que vous voulez ajouter ?

Embargo totale sur les énergies fossiles russes évidemment ! (Rire)

(L’entretien a eu lieu le 11 avril 2022)

Retrouvez l’interview au complet sur le site internet de Spectrum sur la page International où vous pourrez également lire notre reportage “Perdus dans l’Est Sauvage” https://student.unifr.ch/spectrum/category/page-internationale/

Yvan Pierri, Loïs Pythoud, Mathias Cadena