Dadaïsme & emsicsaF

Le dadaïsme s’est vu censuré et rejeté pour de multiples motifs invoqués, tels que la vulgarité ou l’appropriation du travail artisanal d’autrui — comme Fontaine de Marcel Duchamp — , mais aussi par les dirigeants fascistes qui y ont vu une menace directe à leurs idéaux.

Le dadaïsme, ou dada, est l’enfant bâtard de l’Art et du charnier de la Grande Guerre. Nombre de ses ambassadeurs et ambassadrices ont connu au plus près ce répugnant massacre et l’ont fui jusqu’à Zürich, où la mise à bas de dada eut lieu dans le Cabaret Voltaire le 5 février 1916 –— après sa conception en février 1915, à Berlin, par Hugo Ball et Richard Huelsenbeck qui publièrent le Manifeste littéraire.

Une telle progéniture ne pouvait qu’être hautement antinomique et oxymorique, déclarant la guerre à la guerre, provoquant le chaos face au chaos, appelant à imposer la dictature à la dictature, le tout avec un humour caustique et un cynisme cru. Son style anticonformiste, anti-normes, « anti-tout », ne lui a pas valu que des amis, en particulier auprès des Adolf, Benito et compagnie.

Ainsi Hitler dit du dada et autres courants peu conventionnels qu’ils sont un « art dégénéré » — mais est-il seulement plus beau compliment à recevoir de l’incarnation de la haine et de l’autoritarisme en Europe que celui-ci ?

Absurdité historique

Devant l’absurdité de la Première Guerre et de ses causes profondes, dont certaines sont les moteurs mêmes du fascisme l’ayant succédé, le dada tente de proposer une alternative à l’ordre établi jusqu’alors, n’ayant pas pu empêcher ces horreurs, voire même les ayant provoquées. Ainsi le désordre, l’extravagance et l’irrespect sont les mots d’ordre pour ouvrir la voie à la liberté individuelle et à un monde — enfin — différent, sorti de ses pulsions de mutilation et d’autodestruction. Tristan Tzara, auteur parmi les fondateurs et figures de proue du dada, déclara donc en 1963 :« Dada n’était pas seulement l’absurde, pas seulement une blague, dada était l’expression d’une très forte douleur des adolescents, née pendant la guerre de 1914. Ce que nous voulions c’était faire table rase des valeurs en cours, mais, au profit, justement des valeurs humaines les plus hautes. »

Ainsi, le dadaïsme n’est pas qu’une vulgaire blague au goût douteux, mais un véritable danger pour les gouvernements autoritaires d’entre-deux guerres. Si cela peut paraître logique aujourd’hui, puisque le fascisme ne supporte en aucun cas ce qui peut sortir du cadre et encore moins la critique, cela n’était pas si évident au départ, puisque le même Tzara écrit en 1918 :

« Je suis contre les systèmes, le plus acceptable des systèmes est celui de n’en avoir par principe aucun […] Il nous faut des œuvres fortes, droites, précises à jamais incomprises […] Je détruis les tiroirs du cerveau et ceux de l’organisation sociale. Dada ne signifie rien. »

Dada frondeur

Unsplash
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De leur point de vue, les mouvements autoritaires ont sans doute eu raison de craindre et de censurer ce courant. Il incarne sans retenue cette folle envie de vivre et de créer dans l’absurde et le déraisonnable, de vivre et de créer malgré tout. Mais les dictateurs d’alors ne lui ont-ils pas ainsi finalement donné un sens, une logique, un but extrêmement concret et plein de sens : être absurde oui, mais pas — ou plus seulement — pour l’absurdité elle-même, mais pour être libéré de cette folie qui pousse à s’entre-tuer.

Par exemple, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, les photographes dadaïstes John Heartfield et George Grosz ont alors réalisé une série de collages antinazis — dont certains sont utilisés pour illustrer cet article.

Si le dada avait déjà de nombreuses failles et scissions en son sein dans les années 20, c’est bien le fascisme qui lui donne le coup de grâce, mais aussi raison à ses cris et dénonciations. Alors dada ne signifie plus « rien », mais bien « tout ». Cet anti-art devient le martyr de tout art. Et la volonté d’émancipation de quelques-uns, de quelques artistes « dégénéré·e·s », devient celle de tout un chacun, de tous les peuples, de tous les individus, et ainsi le cauchemar du fascisme.

Le dada est mort, vive le dada.