Mythes et légendes du Japon (Nihon no shinwa to densetsu)

日本の神話と伝説

Dans un monde où les samouraïs et les kaijus triomphent dans les animés et les mangas, Spectrum se penche sur les origines mythologiques de ces figures désormais incontournables de la culture de masse

Il est aujourd’hui difficile de contester que la production culturelle japonaise exerce une fascination auprès du public européen comparable à la force de frappe du soft power nord-américain. Si la domination des mangas, animés et autres jeux-vidéos est plus vive que jamais dans l’espace culturel, il est d’autant plus intéressant de se pencher sur les origines des grandes figures de la pop culture nippone et analyser comment les mythes et légendes du pays du soleil levant se sont adaptés aux modalités du monde moderne.

Noor Amdouni

Samouraïs, Kaiju, Yokais et autres Yûrei sont des figures apparaissant de façon récurrente dans la production artistique japonaise, étant parfois nettement associées avec un genre spécifique. On pensera aux traditionnels Jidaigeki et Chambaras avec leurs valeureux guerriers et surtout à l’éternel genre du Kaiju eiga affichant de grands monstres détruisant des métropoles japonaises à tour de bras. De loin, on pourrait penser que le Japon entretiendrait un rapport plus direct avec sa mythologie traditionnelle, dont les figures auraient subsisté dans la société japonaise moderne à travers la culture de masse. Cela représenterait pourtant, selon le docteur Raji Steineck, professeur de japanologie à l’Université de Zürich, une vision quelque peu essentialiste de l’archipel : « Ce que je perçois, c’est qu’il y a des choses très similaires à ce que nous connaissons dans la culture des médias modernes en Europe et ailleurs dans le monde occidental.  C’est-à-dire que l’on prend des histoires de personnages légendaires et de mythes que l’on transforme en dessins animés ou en films en les modifiant ». Une modalité qui est fondamentalement rattachée à la fonction des mythes et ce, dans tout contexte culturel : « Les mythes sont des histoires qui sont sans cesse racontées, transformées et adaptées pour rester pertinentes dans un contexte donné. Il n’y pas d’exception culturelle japonaise à ce niveau-là ».

Si en Europe des archétypes comme celui de la figure messianique, du héros herculéen ou des figures littéraires plus récentes comme le Sherlock Holmes de Arthur Conan Doyle ont été déclinés un nombre incalculable de fois, du côté du Japon, ce sera la figure du guerrier solitaire, errant en vagabond dans les villes et les campagnes de l’ère Edo qui sera mainte fois réinterprétée. À ce titre Sanjuro, le personnage principal du Yojimbô d’Akira Kurosawa et de sa suite éponyme représente une variation roublarde et cynique faisant tout de même occasionnellement preuve d’héroïsme. On pourrait également citer la titanesque série de films Zatoïchi, contant en pas moins de 26 longs-métrages les aventures d’un guerrier masseur aveugle, adapté d’une célèbre figure littéraire.

L’influence américaine (Amerika no eikyō)

アメリカの影響

Autre pierre angulaire du divertissement à la nippone : le Kaiju eiga, genre inauguré en 1954 par le légendaire Godzilla d’Ishirô Honda. À l’origine, le terme Kaiju fait référence à de simples monstres et créatures du folklore japonais mais avec la modernité, le terme prend un tout nouveau sens et devient associé à des créatures gigantesques au fort potentiel allégorique, réduisant en cendre les grands centres urbains de l’archipel.  Tour à tour antagoniste ou protagoniste, ces créatures sont souvent des représentations de la majesté de la nature et ne sont pas systématiquement traitées avec le manichéisme cher aux productions occidentales.

Bien que la terminologie liée au Kaiju eiga et au Chambara soit profondément enracinée dans la culture nippone, le docteur Raji Steineck rappelle que le Japon a lui aussi été la cible de la domination culturelle états-unienne du XXème siècle : « Godzilla s’inspire également de King Kong ! Le sociologue Eiji Ōtsuka a beaucoup écrit là-dessus. On s’est souvent demandé si les animés et les mangas n’avaient pas leurs racines historiques dans la culture de la narration par l’image du XIXème siècle japonais. On constate qu’au niveau esthétique les mangas sont inspirés par l’iconographie de Walt Disney, et en particulier Mickey Mouse. Donc il y a en fait une influence occidentale bien plus forte que celle de la tradition japonaise ». Cette dimension occidentale apparaît également de façon plus critique dans la production médiatique japonaise. Ainsi, Godzilla peut être vu, et l’a d’ailleurs souvent été, comme une allégorie des États-Unis, et plus particulièrement de leur force de frappe nucléaire qui aura tristement marqué le Japon. Dans un autre registre, il est frappant de voir à quel point Akira Kurosawa, cité plus haut, s’est inspiré de la figure du cow-boy des westerns américains de John Ford pour définir l’image d’Épinal du samouraï pour des générations de cinéastes, mangaka et autres game designers. Désignant à l’origine une classe sociale et s’apparentant à un titre de noblesse, le samouraï est devenu sous l’impulsion des médias japonais la figure héroïque par excellence du Japon.

Frissons japonais (Nihon no okan)

日本の悪寒

La fameuse j-horror et ses poncifs habituels, confinant parfois au cliché, puise abondamment dans le répertoire mythologique japonais. En 1998, quand Hideo Nakata adapte le roman Ring de Kôji Suzuki, il s’inspire clairement de la figure du Yûrei pour représenter la terrifiante Sadako, esprit assoiffé de vengeance se manifestant au moyen d’une cassette vidéo maudite. Le Yûrei est dans la mythologie japonaise un esprit tourmenté qui n’a pas pu rejoindre ses ancêtres dans l’au-delà à cause d’une mort soudaine l’ayant privé de rites funéraires adéquats. Si la personne décédée est tourmentée par une émotion extrêmement vive lors de sa mort, son esprit deviendra un Yûrei et s’incarnera dans notre plan d’existence. Hideo Nakata reprend très clairement les codes esthétiques associés aux Yûrei tout en les modernisant ; teint pâle, robe blanche, longs cheveux noirs, pieds et mains traînantes sont devenus les incontournables de la représentation des fantômes dans le cinéma d’horreur japonais depuis la sortie de Ring. Une figure curieusement dérangeante dans un pays qui, même si l’on en croit les sondages, n’est pas pieux, et dont la culture religieuse n’accorde que peu d’importance à la profession de foi : « Les Japonais·e·s refusent le label de « religieux” car il ·elle·s interprètent cette notion comme du fanatisme, auquel personne ne veut être rattaché. Mais si on leur demande s’ils·elle·s vont effectuer des rituels dans les temples ou s’il·elle·s achètent des talismans avant des tests, on voit que c’est ce qu’il·elle·s font. Ces rites et pratiques font se sentir bien ».  Une forte présence des rituels dans la société japonaise moderne pourrait donc expliquer que des représentations aussi organiques que celles réalisées par Hideo Nakata rendent les Yûrei aussi fascinants et récurrents dans la production horrifique japonaise, de la franchise cinématographique The Grudge à la série de jeux-vidéos Project Zero.

Au vu du succès actuel de la culture japonaise, il est fort à parier que ces figures mythiques ont encore de beaux jours devant elles.